Récemment, Transition Network, le réseau international de la Transition, invitait à réfléchir aux défis de la transition, avec un texte très complet, intitulé « It’s time to talk about We ». Le texte a été relayé par le réseau belge « Réseau Transition.be », lui-même actuellement en phase de réflexion…
Voilà le cadre… Et j’avais envie de rebondir sur certains points qui me parlent beaucoup, et d’éventuellement proposer quelques pistes de réflexion. Je reprends l’ordre des différents chapitres du texte.
1. Les ressources.
On en a toutes et tous fait l’expérience dans nos initiatives : temps et argent manquent presque toujours.
Le temps…
L’immense majorité de celles et ceux qui s’engagent dans des initiatives en transition doivent jongler entre cet engagement, leur boulot et leur vie de famille.
L’argent…
Je pense que culturellement (ou disons, sociologiquement), la Transition émerge et s’inscrit dans un tissu social et socio-professionnel très « subventionné ». Je m’explique : il faudrait le vérifier statistiquement, mais j’ai l’impression qu’on rencontre, dans les initiatives en transition, énormément de personnes qui travaillent dans les secteurs du social, de la culture, de l’associatif, de l’éducation, de la fonction publique, de l’aide à la personne (donc des secteurs qui vivent surtout de subventions et d’argent public). C’est finalement logique que beaucoup de transitionneurs et transitionneuses soient dans ces secteurs : ce sont probablement les premiers à se rendre compte des méfaits du modèle de société actuel. Ils ont généralement fait des études supérieures, leur donnant les outils pour réfléchir à la société actuelle. Et ils ont souvent souvent une certaine expérience de l’engagement politique (au sens large), de la mobilisation collective, etc.
Mais l’effet secondaire est que souvent, la viabilité de l’initiative n’est pensée que par rapport à des subventions. On ne cherche pas des « clients », mais des « appels à projets ». Et très souvent, on construit les initiatives en transition sur le modèle « ASBL financée par des fonds publics, quelques permanents salariés de l’ASBL, et des bénévoles », alors que rien n’implique intrinsèquement que ces initiatives se développent sur ce modèle-là.
Je pense que ça amène les initiatives en transition vers une impasse : dans quelle mesure, et jusqu’à quand, les pouvoirs publics vont financer des initiatives qui remettent précisément en question leur gestion de la société ?
Il y a, je pense, un changement d’état d’esprit à opérer : on peut vouloir générer de l’argent, non pas pour s’enrichir et fumer des cigares au volant de sa Ferrari rouge, mais juste pour nourrir, loger, élever sa famille. C’est ce que fait l’immense majorité des petits artisans, commerçants et producteurs locaux. Et ce ne sont pas d’affreux patrons capitalistes.
Sans argent, les initiatives en transition doivent choisir entre deux impasses : rester sous perfusion des pouvoirs publics (donc sous tutelle de l’Etat) OU rester dans l’ordre du loisir, c’est-à-dire des réunions le soir, des activités le week-end, quand on a fini nos heures de boulot (parfois pour le modèle de société contre lequel s’inscrit notre engagement dans la transition). Au final, on bosse 38 heures/semaine pour un modèle de société qu’on veut quitter et 4 heures/semaine pour le modèle de société qu’on veut construire. Dommage, non ?
Je suis convaincu qu’il faut construire des manières de vivre, en toute indépendance, de la transition. Et je suis tout autant convaincu qu’il y a plein de gens très compétents, bardés de diplômes et d’expérience, qui seraient prêts à bosser pour 1500€/mois pour des initiatives en transition, plutôt que pour 3000€/mois dans des banques ou dans la fonction publique. Mais il n’y en a pas la possibilité pour l’instant. Il faut créer de l’emploi dans la transition.
Imaginez ce qu’il se passerait si toutes les personnes les plus diplômées, expérimentées, intelligentes, innovantes, etc., travaillaient en full time à la transition vers un nouveau modèle de société ?
2. La volonté de changement et l’alternative vers laquelle aller (chapitres 2, 3 et 6 du texte de Transition Network)
Le paradigme dans lequel nous avons évolué ces derniers siècles est celui du modèle industriel, construit sur l’Etat et le marché. Capitalisme et socialisme sont les deux faces d’une même pièce. Ils sont aussi différents que le sont l’aile gauche et l’aile droite… du même oiseau.
Etat et marché se fondent sur une même forme de désappropriation qu’on pourrait appeler la « délégation » : nous déléguons à l’Etat ou aux industries (de la production à la distribution) la satisfaction de nos besoins, le respect de nos droits, la réglementation de nos devoirs (la délégation politique, typique de la démocratie représentative, n’en est qu’une dimension parmi d’autres). Tout est régi par les règles du marché et les réglementations étatiques.
Il faut construire quelque chose de nouveau. Et je pense qu’il faut assumer le fait que ce quelque chose de nouveau est du même ordre que ce qu’ont écrit Marx, Hobbes, Locke, Mill, Rousseau, Solon, Aristote, Friedman, Tocqueville, Kant (dans le désordre) à leur époque… Ce n’est pas rien, il y a un boulot immense, mais IL FAUT LE FAIRE. On doit écrire, ni plus ni moins qu’un nouveau modèle de société. Il faut assumer le fait que c’est cela qu’on doit faire, et pas juste « rendre le capitalisme un peu plus respectueux de l’humain », « rendre le socialisme un peu plus respectueux des libertés », « rendre le modèle industriel un peu plus respectueux de la planète », etc…..
3. La transition intérieure (chapitre 4 du texte de Transition Network).
Ne plus déléguer, reprendre les choses en main, c’est d’abord un choix individuel. Le coeur d’un modèle de société où on ne délègue plus, c’est l’idée d’empowerment : on réacquiert de la capacité d’action, on se réapproprie ce dont on avait été désapproprié par le modèle précédent. JE décide de ce que je mets dans ma bouche. ON décide ensemble au niveau local de ce qu’on produit et ce qu’on consomme. Ce n’est ni une institution européenne, ni un marché mondial qui décident pour nous et nous l’imposent. On passe d’un modèle d’ « hétéronomie » à un modèle d’ « autonomie » (étymologiquement : « des règles des autres » à « nos propres règles »). Le changement intérieur est une réacquisition de l’autonomie, de la capacité à choisir pour soi.
4. La question de l’échelle (chapitre 5 du texte de Transition Network).
C’est une question fondamentale : quelle est la bonne échelle pour pouvoir justement reprendre les choses en main ? Pour pouvoir décider en commun ? Pour avoir du pouvoir d’action ? Le modèle industriel est un modèle « de masse » qui, on le voit, tend à nous désapproprier de tout pouvoir d’action (quel impact ai-je parmi des milliards de consommateurs de l’industrie agro-alimentaire mondialisée ?)
Il y a donc une réflexion sur l’ « échelle » (de production, de décision). Chacun tout seul, ça ne permet pas de faire des « économies d’échelle »; tous ensemble au niveau mondial, ça nous oblige à déléguer. Entre les deux, quelle est la bonne échelle ? (Pour une réflexion plus approfondie là-dessus, j’ai publié ceci).
Et il faut bien prendre conscience que ce qui fonctionne à une échelle ne fonctionne pas nécessairement à une autre échelle. Pour faire simple, ce qui fonctionnait à l’échelle d’un Kolkhoze a montré ses limites à l’échelle de l’URSS.
Cela implique qu’il ne faut pas trop vite vouloir tout rassembler, créer des grosses structures, des grandes « plateformes ». Dans un réseau, un écosystème, chaque acteur garde sa capacité d’action, son autonomie. D’ailleurs, un écosystème se construit, sans être construit (à moins de croire à un Dieu). On ne construit pas un écosystème, il se construit tout seul, par les synergies, les coopérations, les luttes, la sélection, entre les différents organismes qui le composent…
Conclusion
Les initiatives en transition sont clairement sur la bonne voie. Le manque de monde aux réunions, le fait que les initiatives galèrent pour survivre, les freins, les bâtons dans les roues, ne doivent pas masquer le fait que ces initiatives vont dans le sens d’une masse de plus en plus grande de personnes qui prennent conscience que le modèle de société actuel n’a plus de sens.
Les sociétés évoluent lentement… jusqu’à ce qu’un événement les fasse basculer très vite. Et on ne peut jamais savoir si on est proche ou pas de ce basculement.
Il faut continuer, serrer les dents, et …
- Trouver des moyens de vivre de la transition, pour que puissent y participer les forces vives de la société.
- Assumer le fait qu’on construit un nouveau modèle de société, ce qui n’a plus été fait depuis 200 à 300 ans.
- Commencer par la réacquisition de la capacité d’agir, de décider (Qu’est-ce que je mange ? Comment je me déplace ? Comment je me chauffe ? Etc.).
- Réfléchir à la question fondamentale de l’échelle d’action.
… et le changement viendra ! 😉