Réflexion sur les médias [1/3]* : Méfiance et complotisme

Avec la mobilisation des gilets jaunes, beaucoup de journalistes semblent découvrir la méfiance que les médias traditionnels suscitent auprès d’une part importante de la population, et la dimension “complotiste” que cette méfiance peut prendre.
 
S’étonner de cette méfiance, c’est, je crois, rester dans un biais qu’on pourrait appeler “objectiviste” (ou “journaliciste”), qui consiste, à l’instar de Saussure à propos de la langue, à percevoir l’information comme “un objet autonome et irréductible à ses actualisations concrètes”**. Autrement dit, tout comme le linguiste aurait tort de penser que toute personne qui parle perçoit le langage comme un linguiste, le journaliste aurait tort de penser que toute personne qui s’informe perçoit l’information comme un journaliste (ou un analyste des médias).
 
“In real life”, les gens “normaux” ne jugent pas une information selon des critères journalistiques (tels qu’on les enseigne dans les écoles de journalisme ou dans la pratique au sein d’une rédaction), mais en termes de “confiance / méfiance”. Et le couple confiance / méfiance a ceci de particulier qu’il est totalement asymétrique, c’est-à-dire qu’il suffit d’une fois (un fait, un acte, etc.) pour qu’une confiance soit trahie.
 
Prenez cet exemple : si vous trompez un jour votre conjoint ou votre conjointe, ça ne servira probablement à rien de dire que “ce n’est qu’une fois en 10 ans, soit un jour sur 3650, soit seulement 0,02% du temps… que par conséquent vous avez été fidèle 99,98% du temps, et qu’il n’y a donc pas de raison de ne plus vous faire confiance”… 🙂 Une seule fois suffit pour créer la méfiance.
 
Ok, l’exemple est cocasse, mais il en va de même pour un partenaire commercial qui vous trahirait ou pour un ou une collègue qui vous ferait faux-bond quand vous avez le plus besoin de son aide.
 
Mais revenons au lien entre information et couple “confiance / méfiance” : feriez-vous confiance à un cueilleur de champignons qui ne se trompe pas 95% du temps sur leur dangerosité ? Est-ce que vous mangeriez les champignons qu’il vous propose ? Feriez-vous confiance à l’information qu’il vous donne ? “In real life”, se baser sur une information erronée peut être catastrophique (et on pourrait prendre des milliers d’exemples). Mieux vaut donc être (naturellement) méfiant, a fortiori lorsque la personne ou l’institution qui émet cette information a déjà fait preuve d’inexactitudes.

 
Un seul article ou reportage qui s’avère bidonné suffit pour créer une méfiance. Quand France 3 “photoshope” la photo d’une affiche pour son JT, ça suffit pour créer de la méfiance, même si tous les autres reportages sont correctes. Quand vous avez assisté à des faits et que l’article qui les relate montre quelque chose de différent, ça suffit pour créer de la méfiance. Je crois que France 3 ne se rend pas compte à quel point ce genre de petit bidouillage est catastrophique au niveau de la confiance qu’on peut avoir vis-à-vis de leurs informations, et des médias traditionnels en général.
 
Et ça ne veut pas dire que les personnes méfiantes ne vont plus continuer à consommer ces médias; ils vont continuer tout en étant méfiants. Et si on leur demande s’ils ont confiance dans les médias, ils répondront NON, comme 73% des répondants dans le Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF (janvier 2018).
 
Je crains vraiment qu’on ne prenne pas assez conscience du problème qu’implique le fait que 73% d’une population n’a plus confiance dans ses médias !
 
… Parce que c’est évidemment dans l’espèce de gouffre de cette méfiance, gouffre qui s’agrandit à chaque nouvelle révélation de bidouillage, de collusion, de connivence, de censure, etc., que la théorie du complot s’immisce. Si ça fait 10 fois que le cueilleur de champignons de l’exemple précédent vous fourgue des champignons non-comestibles, est-ce qu’il n’essaye pas volontairement de vous empoisonner ? Il est peut-être très nul pour distinguer les bons champignons des champignons dangereux, mais concrètement pour vous, quelle est la différence avec un cueilleur de champignons qui tenterait de vous empoisonner ?
 
Et en tant que sociologue des médias (ce que je suis à la base), le travail est extrêmement compliqué. Parce qu’on doit expliquer que non, il n’y a pas de grand complot médiatico-politico-financier, mais que oui, tout peut se passer “comme si” il y avait un tel complot. C’est-à-dire que, parfois, s’il y avait un complot, ça ne se passerait pas tellement différemment. Sauf qu’il n’y en a pas. Pour l’expliquer, il faudrait pouvoir expliquer l’autonomie du champ journalistique (pour peu qu’on soit un sociologue bourdieusien), et les effets d’homologie structurale entre les champs politiques et journalistiques. Et ça, c’est long, très long, à expliquer.
 

Alors, quelles sont les solutions ?

Ca ne va pas être original, mais je suis convaincu que les solutions sont à chercher dans 1) la PARTICIPATION et 2) l’EDUCATION.
 
1) Participation : il faut impérativement élargir l’accès aux médias. Certains médias ne relayent des informations erronées que parce que leurs seules sources d’informations (sur les questions politiques) sont les mandataires politiques eux-mêmes. Il y a souvent un côté “petit cercle privé”, “petit microcosme”, qui fait que la parole publique est monopolisée par les mêmes politiques, les mêmes analystes et les mêmes éditorialistes. L’accès aux médias reste très compliqué, même pour des mouvements citoyens tout à fait démocratiques. Il faut que les médias traditionnels accompagnent la demande de participation des mouvements citoyens au niveau politique, en ne réservant pas leur accès aux organes institutionnalisés (partis, syndicats, etc.), en lesquels la population n’a d’ailleurs pas plus confiance (9% de confiance dans les partis politiques, 27% dans les syndicats, selon le CEVIPOF).
 
2) Éducation : Dans un monde qui est en pleine transformation, avec des médias qui se sont totalement transformés ces 30 dernières années (internet, réseaux sociaux, smartphones, etc.), on a un immense besoin d’éducation à la citoyenneté et aux médias… et ce sont, pour le moins, les parents pauvres des programmes scolaires. Il y aurait un IMMENSE travail d’éducation aux médias à faire. Chaque gamin baigne dans l’information, dans la “surinformation” même ! Chaque gamin a dans sa poche un appareil qui peut lui envoyer à tout moment de l’information, et qui lui donne accès à pratiquement toute information existante. Bonne ou mauvaise. Correcte ou #fake… Et l’école n’apprend pas suffisamment à gérer ces informations. C’est vraiment problématique. Il y a 50 ans, pour un enfant, “l’information”, c’était le journal que papa ou maman achetait, et/ou le JT de 20h que papa ou maman regardait. Aujourd’hui, l’enfant est immensément plus exposé aux informations, et cela sans même l’intervention de ses parents. Il faut que l’école tienne compte de cette nouvelle réalité et fournisse à tous les enfants, les outils pour s’en sortir dans ce monde de l’information.
 
On n’ira pas de l’avant en perdant notre temps à critiquer #TPMP, parce ça fait chic. On ira de l’avant en facilitant l’accès aux médias et en mettant vraiment des moyens dans l’éducation aux médias.
 
* C’est le premier volet d’une série de 3 petites réflexions sur les médias
 
** Bourdieu, P. 2000. Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris : Seuil, p. 241.

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