Impossible ici ?

Si le fascisme se présentait à nouveau aux portes du pouvoir, est-ce qu’on le reconnaîtrait ? Ou est-ce qu’on penserait que ce serait “impossible ici” (et maintenant) ?

C’est le pitch de ce livre, qui est incroyable… surtout lorsque l’on sait qu’il a été écrit en… 1935 !!!! 😳😳 Sinclair Lewis écrit une dystopie racontant l’arrivée au pouvoir d’un fasciste aux Etats-Unis, à la fin des années ’30. Et ce qu’il écrit est d’une lucidité extraordinaire, avec le recul historique que nous avons aujourd’hui ! Imaginez qu’il écrit cela seulement 2 ans après qu’Hitler (auquel il fait plusieurs fois référence) ait été nommé Chancelier.

Il faut dire que Sinclair Lewis est l’époux de Dorothy Thompson, une des plus grandes journalistes américaines, qui avait décroché en 1931 l’interview d’Adolphe Hitler, avant de se voir expulsée d’Allemagne.

A partir des événements arrivés en Allemagne en ’33 (incendie du Reichstag, premiers autodafés, proclamation du parti unique), des lois fascistes de ’25 et ’26 en Italie (censure de la presse, assassinat des opposants, instauration de la police secrète, etc.), probablement aussi de la prise de pouvoir de Staline sur l’appareil politique bolchévique, Sinclair Lewis décrit, dans cette fiction futuriste, des événements, des atrocités, qui auront réellement lieu dans les régimes fascistes, nazis et communistes européens les années qui suivront !

C’est vraiment impressionnant ! C’est fascinant à lire. Je l’ai lu d’une traite. Je vous le conseille vivement !

Surtout, l’idée centrale, c’est que la population n’a pas vu venir ce fascisme, parce qu’elle a pensé que c’était “impossible ici” (en anglais, le titre est “It Can’t Happen Here”). Dans les premiers chapitres, l’auteur fait le récit de cette naïveté : on se dit que ce candidat “n’est pas si mal”, “pas aussi fasciste qu’on le dit”, etc. Et chaque catégorie sociale (patronat, travailleurs, intellectuels, etc.) y trouve son compte.

Voici une petite compilation que j’ai faite des caractéristiques du régime fasciste pas-si-fictif que décrit Sinclair Lewis. Voyez ça comme autant de “red flags” 🚩🚩🚩 , de signaux, de ce à quoi ressemble toujours le fascisme.

Pour se faire élire :

  • L’anti-intellectualisme
  • La valorisation des valeurs guerrières (l’idée qu’”une bonne guerre…”)
  • L’idée d’une société malade, décadente, qu’il faut soigner par un électrochoc.
  • La tentation d’une partie de l’establishment de se dire “ça, on n’a jamais essayé”, “ça ne peut pas être pire que ce qu’on a actuellement au pouvoir”…
  • L’attente d’un homme providentiel
  • La rencontre “d’un homme et d’un peuple”
  • L’idée que la dictature d’une petite oligarchie serait mieux qu’une démocratie de masse
  • La démagogie
  • La désignation de boucs émissaires (les étrangers, les Noirs, les Juifs)
  • L’anti-parlementarisme
  • L’anti-libéralisme

Une fois élu :

  • Tous les pouvoirs dans l’exécutif
  • Des foules violentes, partisanes du Chef (Lewis décrit des foules déchaînées qui prennent le Capitole !!?!)
  • La suppression du parlement et de la Cour suprême
  • La fin de l’Etat de droit
  • La proclamation de l’état de siège
  • L’arrestation des opposants
  • La mise sous tutelle de la presse
  • La mise sous tutelle de l’éducation, des universités. L’arrêt des études humanitaires (sciences humaines, etc.)
  • Les autodafés, le “nettoyage” des bibliothèques
  • L’interdiction d’association
  • La constitution d’une milice armée, permanente, violente, avec les pleins pouvoirs
  • La fin de l’habeas corpus (le droit fondamental à disposer de son corps, à ne pas être arrêté arbitrairement)
  • La nationalisation de l’industrie
  • Le travail forcé
  • La criminalisation des chômeurs
  • La création de camps de concentration pour les opposants. La déshumanisation de ceux-ci. Leur exécution sommaire
  • L’espionnage généralisé (tout le monde peut être dénoncé par tout le monde)
  • L’instauration d’un régime de la terreur. La vie dans la peur
  • Des manigances, trahisons, au sommet de l’Etat. L’élimination des proches qui contestent.

Si vous le lisez, dites-moi ce que vous en avez pensé ! 😉


Sinclair Lewis (1885-1951) a été le premier Américain à recevoir le prix Nobel de littérature (en 1931).
🌐 Sinclair Lewis : https://en.wikipedia.org/wiki/Sinclair_Lewis
🌐 Dorothy Thompson : https://en.wikipedia.org/wiki/Dorothy_Thompson

Tribune de Hamé : “Le poison de la division est aujourd’hui à l’oeuvre”

Arrêtez tout : si vous ne devez lire qu’une chose ce mois-ci, lisez cette tribune du rappeur Hamé (groupe “La Rumeur”) dans Le Monde : “Le poison de la division est aujourd’hui à l’oeuvre“.

Le texte est payant (LIEN ICI), je vous en fais ici un résumé avec quelques extraits (mais il n’y a rien à jeter dans ce texte, il est parfait !). 

Hamé, de son vrai nom Mohamed Bourokba, renvoie dos à dos les 2 camps qui monopolisent l’espace du débat public avec une “guerre identitaire” : la droite nationaliste et la gauche identitaire.

Extrait : “Avec d’un côté la défense d’une identité “majoritaire menacée d’extinction”, inspirée par une droite qui ne sait plus très bien faire la différence entre le fantôme du général de Gaulle et celui de Tixier-Vignancour* ; et de l’autre côté, la défense d’identités “minoritaires et dominées”, inspirée par une gauche qui a enterré si profondément ses prolos qu’elle s’acharne d’autant plus à réétiqueter sa clientèle électorale.

Cela donne un faux clivage “progressistes v/s réactionnaires” : “mettant en scène des représentants autoproclamés et médiatiques qui, au nom des Blancs en général, des Noirs en général, des femmes, des jeunes, des vieux, des homos, des juifs ou des musulmans en général, se lancent dans d’interminables parties de tirs aux pigeons.” 

Et ces deux groupes n’existent finalement que par leur “détestation mutuelle”, dans une opposition brutale et binaire, des “ligues de défense de ceci, aux fiertés de cela, aux index inquisiteurs pointés sur telle ou telle minorité religieuse, sexuelle ou ethnique; aux diatribes accusatrices émanant de tel ou tel membre de ces mêmes minorités passé à son tour du côté des lyncheurs; bienvenue à tout ce qu’il faut pour mettre le feu à la plaine, aux villes, aux barres d’immeubles et au clocher du village.

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Extrême-droite : premier parti des 25-34 ans en France

Je crois que toute personne qui se dit démocrate, et qui est attachée aux idées de liberté, d’égalité, de justice, doit fortement s’inquiéter de cette information : en France, le premier parti des 25-34 ans est l’extrême-droite ! 

(Et ça doit nous inquiéter, je pense, au-delà des frontières françaises, jusqu’en Belgique et ailleurs en Europe). 

Si on considère ensemble toute la partie la plus jeune de l’électorat, c’est-à-dire les 18-24 ans et les 25-34 ans, les jeunes : 

  1. se désintéressent de plus en plus de la politique — en témoigne le taux d’abstention. 
  2. considèrent que l’ex-Front national est un parti comme les autres. 

Quelques éléments de ce dossier que souligne : 

La “dédiabolisation” de l’ex-Front national (et en particulier de Marine Le Pen) se matérialise par cette idée selon laquelle “En quoi Marine Le Pen serait-elle pire ?” (c’est-à-dire pire que les autres hommes et femmes politiques). Comme je ne pense pas qu’elle ait fondamentalement changé ces 15 ou 20 dernières années, je pense plutôt que l’ensemble de la classe politique française est surtout arrivée à démontrer qu’elle ne valait pas mieux… 

Dans l’analyse de la sociologue Anne Muxel, on apprend que le succès de l’extrême-droite auprès des jeunes s’explique aussi par le fait que : 

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Brève réflexion : Twitter, espace public et liberté d’expression

Ces derniers jours, le bannissement de Trump des réseaux sociaux a soulevé de nombreux débats. Je n’ai pas réponses ou d’avis tranché. Mais ces débats renvoient à des questions qui m’intéressent beaucoup, depuis mes tout débuts en sociologie : l’espace public, les médias, les réseaux sociaux, la démocratie, la liberté d’expression, etc. Et j’ai l’impression que la place actuelle des réseaux sociaux doit nous amener à repenser certaines choses. 

Je mets ici en vrac toutes les questions que je me pose. Ainsi que quelques liens pour aller plus loin. Je fais le pari qu’on pourra créer des débats intéressants ici, sur cette page. Si ça vous intéresse, prenez n’importe laquelle de ces questions, et allez-ci, débattons ! 😉 

1) J’ai l’impression que la question n’est pas de savoir s’il y a certains propos à restreindre/interdire (appels à la haine, racisme, etc., qui sont des délits), mais QUI décide des propos à restreindre/interdire. 

=> C’est aussi ce que dit François Ruffin (et il s’est mis une grande partie de ses sympathisants à dos en disant cela) : les réseaux sociaux ont un tel pouvoir sur l’expression publique, qu’un bannissement comme celui du Président des Etats-unis doit être une décision démocratique, c’est-à-dire émanent d’une assemblée démocratique (et donc pas l’unique décision de sociétés privées).

=> Et c’est exactement ce que disait Popper dans son fameux “paradoxe de la tolérance” : pour défendre la tolérance, il faut pouvoir — en dernier recours — être intolérant avec l’intolérance, quitte à punir l’intolérant (au même titre que d’autres crimes). Mais c’est évidemment le rôle du gouvernement de faire cela. 

(Le court texte de Popper, et le texte de Platon sur lequel il se base, mériteraient tous deux une analyse beaucoup plus longue tellement ils sont intéressants et pertinents par rapport à l’actualité).

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Le fascisme éternel : un article d’Umberto Eco (1995)

Si vous devez commencer la semaine en lisant une seule chose, je vous conseille vivement cet article d’Umberto Eco, sur ce qu’il appelait le « fascisme éternel » ou « Ur-Fascism ». Ca se lit d’une seule traite ! C’est long, mais c’est passionnant et tellement bien écrit ! 

J’en fais un bref résumé, pour celles et ceux qui seraient pressés, ou moins à l’aise avec l’anglais. Mais je vous conseille vraiment de lire l’article original 😉

Dans cet article, publié en 1995 par « The New York Review of Books » et aujourd’hui en accès libre, Umberto Eco tente de définir les caractéristiques du fascisme. Et pas uniquement, celles du fascisme italien, que lui a connu quand il était enfant et adolescent (il est né en 1932). Il essaye précisément de comprendre pourquoi le mot « fascisme » est devenu une synecdoque, une métonymie, utilisée pour qualifier toutes les formes de totalitarisme : le nazisme allemand, la dictature franquiste, le matérialisme dialectique stalinien, l’Estado Novo de Salazar, les Oustachis croates, etc. 

Et pour cela, il dégage 14 caractéristiques propres au « fascisme éternel ». Aucun régime totalitaire ne les possède toutes, il peut d’ailleurs y avoir des contradictions entre ces caractéristiques. Mais celles-ci forment les ingrédients de base du tout mouvement ou régime fasciste. 

Les voici : 

1) Le culte de la tradition : en réalité, une tradition tout à fait reconstruite, de manière syncrétique, avec des éléments épars de traditions différentes. Mais cette tradition est perçue comme une vérité révélée et immuable. Elle ne peut être modifiée.

2) Le refus du modernisme : en particulier le rejet des Lumières et de la Raison.

3) Le culte de « l’action pour l’action » : l’action avant, voire sans, la moindre réflexion. Penser est perçu comme une forme d’émasculation; les intellectuels comme des dégénérés, des décadents, etc.

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Brève réflexion : S’il fallait n’avoir qu’un seul objectif…

En cette période où on parle beaucoup de l’extrême-droite, du populisme, du totalitarisme, je voudrais expliquer quelque chose…

J’ai une partie de ma famille qui vit en Pologne (ma grand-mère était polonaise), et ça m’a permis, à deux reprises, de visiter Auschwitz. Je ne veux pas dire “la chance” de visiter Auschwitz, parce que ça me semblerait très mal approprié, mais ces deux visites m’ont vraiment marqué. Ca fait certainement partie des choses qui m’ont le plus marqué dans ma vie.

La première fois, j’avais 18 ans. Et je me rappelle très clairement que je m’étais fait cette réflexion : s’il y a un jour un parti politique qui se présente, et qui dit : “Nous n’avons pas de programme ‘a priori’ (pas d’idéologie toute faite). Nous n’avons qu’un seul but : que PLUS JAMAIS on n’arrive à quelque chose comme la Shoah”, je voterai pour ce parti.

Et depuis mes 18 ans (j’en ai 40), je me répète ça : il faudrait un parti qui, dans chaque domaine, observerait (étudierait, analyserait) ce qu’il faudrait faire pour que PLUS JAMAIS une partie de la population ait la volonté ET les moyens d’exterminer une autre partie de la population.

Donc :

  • Que faut-il faire en matière d’enseignement pour que plus jamais une partie de la population ait la volonté et les moyens d’exterminer une autre partie de la population ?
  • Quel type d’économie faut-il promouvoir pour que plus jamais une partie de la population ait la volonté et les moyens d’exterminer une autre partie de la population ?
  • Quel système politique faut-il mettre en place pour que plus jamais une partie de la population ait la volonté et les moyens d’exterminer une autre partie de la population
  • Quelle politique migratoire faut-il mettre en place pour que plus jamais une partie de la population ait la volonté et les moyens d’exterminer une autre partie de la population ?
  • Comment faut-il organiser la Justice pour que plus jamais une partie de la population ait la volonté et les moyens d’exterminer une autre partie de la population ?
  • Etc… (vous avez compris le principe).

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