Le fascisme éternel : un article d’Umberto Eco (1995)

Si vous devez commencer la semaine en lisant une seule chose, je vous conseille vivement cet article d’Umberto Eco, sur ce qu’il appelait le « fascisme éternel » ou « Ur-Fascism ». Ca se lit d’une seule traite ! C’est long, mais c’est passionnant et tellement bien écrit ! 

J’en fais un bref résumé, pour celles et ceux qui seraient pressés, ou moins à l’aise avec l’anglais. Mais je vous conseille vraiment de lire l’article original 😉

Dans cet article, publié en 1995 par « The New York Review of Books » et aujourd’hui en accès libre, Umberto Eco tente de définir les caractéristiques du fascisme. Et pas uniquement, celles du fascisme italien, que lui a connu quand il était enfant et adolescent (il est né en 1932). Il essaye précisément de comprendre pourquoi le mot « fascisme » est devenu une synecdoque, une métonymie, utilisée pour qualifier toutes les formes de totalitarisme : le nazisme allemand, la dictature franquiste, le matérialisme dialectique stalinien, l’Estado Novo de Salazar, les Oustachis croates, etc. 

Et pour cela, il dégage 14 caractéristiques propres au « fascisme éternel ». Aucun régime totalitaire ne les possède toutes, il peut d’ailleurs y avoir des contradictions entre ces caractéristiques. Mais celles-ci forment les ingrédients de base du tout mouvement ou régime fasciste. 

Les voici : 

1) Le culte de la tradition : en réalité, une tradition tout à fait reconstruite, de manière syncrétique, avec des éléments épars de traditions différentes. Mais cette tradition est perçue comme une vérité révélée et immuable. Elle ne peut être modifiée.

2) Le refus du modernisme : en particulier le rejet des Lumières et de la Raison.

3) Le culte de « l’action pour l’action » : l’action avant, voire sans, la moindre réflexion. Penser est perçu comme une forme d’émasculation; les intellectuels comme des dégénérés, des décadents, etc.

4) La négation de toute analyse critique : tout désaccord est perçu comme une trahison.

5) La peur de la différence : toute diversité est rejetée, le peur de l’invasion est cultivée. Le fascisme éternel est raciste par définition.

6) Un appel à une classe moyenne frustrée : le fascisme éternel prend racine dans la frustration individuelle et sociale.

7) L’obsession du complot : le fascisme éternel construit une identité nationale toujours prétendument mise en danger par un ennemi extérieur ou intérieur (ex: les Juifs) qui complotent. 

8) Un sentiment d’infériorité face aux richesses ostentatoires de l’ennemi : les régimes fascistes construisent l’image d’un ennemi qui se pavane dans ses richesses.

9) L’état de guerre permanent : le pacifisme est perçu comme un arrangement (une compromission) avec l’ennemi. Une bataille finale fantasmée permettra le contrôle du monde.

10) Un élitisme « populiste » (« popular elitism » que je traduis par « populiste » plutôt que populaire, NDLR) : l’idée qu’on appartient au peuple élite, que les membres du parti sont l’élite du peuple, etc. Eco parle aussi d’ « élitisme de masse ». 

11) Le culte du héros : l’héroïsme est même la norme (ça découle du point précédent) . Tout individu est éduqué pour devenir un héros.

12) Le machisme : la soif de pouvoir est transféré dans le domaine sexuel.

13) Aucun droit individuel : seul le peuple en tant que peuple a du pouvoir. Et comme une grande population ne peut pas avoir une volonté commune, le leader est là pour s’exprimer à sa place. Cela implique le rejet de toute forme de parlementarisme. 

14) Une nov-langue : un vocabulaire et une syntaxe appauvris afin de limiter toute pensée complexe et critique. 

Voici donc 14 éléments qui se combinent, d’une manière ou d’une autre, dans tout régime fasciste, selon Umberto Eco, et qui devraient, je pense, fonctionner comme des petits voyants lumineux, nous alertant du danger de certains discours actuels. Et c’est bien cela le sens du texte d’Eco : nous alerter sur le fait que le fascisme ne reviendra jamais sous une forme qu’on connaît déjà, facilement repérable, mais qu’il n’est pourtant jamais très loin. 

Je vous traduis texto le dernier paragraphe de son texte, en forme de conclusion : 

“Le fascisme éternel est toujours parmi nous, parfois en beaux habits [« plainclothes »]. Ce serait tellement plus facile, pour nous, si apparaissait sur la scène mondiale, quelqu’un disant : ‘Je veux rouvrir Auschwitz, je veux que les Chemises noires paradent à nouveau sur les places italiennes.’ La vie n’est pas si simple. Le fascisme éternel peut faire son retour sous le plus innocent des déguisements. Notre devoir est de le dévoiler et de pointer du doigt la moindre de ses nouvelles apparitions – tous les jours, partout dans le monde.” 

… et Umberto Eco de conclure que la liberté est une tâche sans fin… 

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