Colombie : Auto-organisation, décentralisation et non-violence. La Guardia Indigena

Si vous suivez les événements récents en Colombie, vous découvrez peut-être la « Guardia Indigena », un mouvement pacifique indigène assez original par le contexte dans lequel il évolue, et, surtout, pour son auto-organisation. 

Je pense que la Guardia Indigena peut inspirer tout mouvement d’empowerment. Un article paru en 2020 dans la revue “Security Dialogue” synthétise les travaux de 3 chercheuses qui ont travaillé avec eux. En voici une synthèse, en français, pour celles et ceux que cela intéresse… 

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Pour retracer le contexte, la Guardia Indigena est une organisation du peuple indigène Nasa, dans la vallée du Cauca, en Colombie. Cette région a été — et est encore — une porte d’entrée et de sortie pour le trafic d’armes et de drogues, et un lieu de conflits entre les cartels, les groupes armés d’extrême-droite, les groupes armés d’extrême-gauche, et le gouvernement. Les FARC y ont eu une grande influence, jusqu’au traité de paix signé en 2016, avec le gouvernement colombien (traité de paix plutôt fragile depuis lors). 

Depuis 1991, et après 20 ans de lutte, les indigènes ont acquis la reconnaissance, dans la Constitution colombienne, de leur autonomie. Ils “possèdent” leur territoire. Celui-ci est structuré en “resguardos” : des sous-territoires autonomes, détenus par des communautés spécifiques grâce à un titre de propriété, et où les communautés peuvent déployer leur propre cadre juridique et politique.

La Guardia Indigena est une initiative non-violente du peuple indigène pour protéger son territoire. Ses membres ne sont pas armés, les gardes utilisent seulement le “bastón” traditionnel, symbolisant le pouvoir que leur communauté leur a accordé. Ils ont des activités de contrôle territorial, comme le fait de faire fermer les laboratoires de production de cocaïne ou les mines illégales, d’expulser les groupes armés, de chercher les personnes disparues, d’organiser la protection et la sécurité lors des manifestations, de protéger les sites sacrés, de garder les check-points d’entrée et de sortie des resguardos, etc. 

Je passe certains éléments méthodologiques de l’article qui expliquent comment les chercheuses en sciences sociales ont construit les catégories d’analyse avec les populations concernées. Ce qui m’intéresse ici, c’est que ce qui caractérise ce mouvement, c’est son “auto-organisation”, définie comme :

“un processus bottom-up, par lequel des individus utilisent des principes simples pour créer des comportements collectifs complexes” (p. 41).

Sont liés à cela, des éléments comme : la décentralisation et les feed-backs continuels. 

… Si vous suivez régulièrement ce que j’écris ici, vous comprenez les raisons pour lesquelles ce mouvement m’intéresse depuis un petit temps ! 😉 

L’article que je synthétise ici part d’un fait survenu en novembre 2014 : la mort de 2 gardes sous les balles des FARC. Si les autrices partent de ce fait tragique, c’est parce qu’il illustre, selon elles, l’utilisation de “principes simples” permettant l’auto-organisation. 

Ces principes simples sont en réalité la traduction de différentes normes et valeurs sociales du peuple Nasa. En sociologie et anthropologie, les valeurs sociales sont considérées comme le “liant” rendant la vie sociale possible, parce qu’elles renvoient à des normes sur ce qui est “bon” et “mauvais”. Cela permet des jugements rapides dans certaines situations, comme nous le verrons. 

Exemples de principes simples : 

  • Dans l’urgence, tout le monde doit répondre à l’appel des communautés indigènes. 
  • La survie du groupe est plus importante que les vies individuelles. 

Ces principes renvoient directement à certaines valeurs, que l’on peut identifier dans les actions des gardes : 

  • Être courageux est bon, les gardes indigènes doivent être courageux et ne pas avoir peur de mourir. Inversement, la lâcheté est mal perçue, et est même exclue des décisions politiques. 
  • L’usage de la violence est mal, comme les expériences passées l’ont montré (l’idée du passé qui informe est un élément important). 

Chaque resguardo fournit des enseignements à ses gardes, incluant des workshops sur l’histoire indigène, sur les droits humains, etc. Les communautés gardent très vivants les liens entre leur territoire et leur culture, leur histoire, leur identité, leur croyances, leur cosmologie, etc. C’est aussi cela qui permet le partage de valeurs et de normes communes. 

Autre élément de leur auto-organisation : la décentralisation. La connaissance n’est pas centralisée dans les mains d’une petite minorité, mais partagée parmi les membres de la communauté. C’est ce qu’on appelle parfois “distributed thinking”. Ou encore “crowdsourcing”. Plus largement, il s’agit là de formes de d’intelligence collective. 

Dans un contexte fort incertain, un pouvoir partagé permet l’auto-organisation. Cela signifie que, dans les communautés Nasa, l’adhérence à des normes et des valeurs partagées, et à des objectifs communs, facilite la mobilisation rapide d’un grand nombre de personnes (et c’est précisément ce qui est arrivé lorsque les 2 gardes ont été tués par les FARC). 

L’idée du nombre est importante, parce que c’est là-dessus que joue la Guardia Indigena, dans sa stratégie non-violente : le but est d’être tellement nombreux que les ennemis abandonnent sans combattre. “Face à 400 personnes, les armes à feu ont un pouvoir limité”, disent-ils ! 

En situation d’urgence les communautés sont au-dessus des autorités, celles-ci ne font que répondre aux communautés. 

Les communautés Nasa ont compris, par l’expérience, qu’elles avaient plus de pouvoir en décentralisant. D’autant plus que vivant sous la menace permanente des groupes armés d’extrême-gauche et d’extrême-droite, si elles centralisaient le pouvoir dans les mains de quelques leaders, ceux-ci deviendraient des cibles faciles, qui seraient rapidement assassinés. Ils ont donc institué un principe de rotation au pouvoir, sur des périodes très courtes. 

Cette décentralisation se fonde aussi sur un principe d’interactions et de feedbacks constants, grâce aux assemblées organisées pour prendre des décisions et régler les conflits entre membres de la communauté et entre communautés. 

Les autrices concluent que dans le cas de la Colombie, où le gouvernement central a échoué dans son rôle de garant de biens publics, comme la sécurité, les groupes d’auto-défense auto-organisés et non-violents, comme la Guardia Indigena ont une utilité fondamentale. 

En contrôlant leur territoire, la Guardia Indigena contribue à la pacification de celui-ci. 

👉 Je pense qu’il y a beaucoup à apprendre de ce genre de mouvements, même lorsqu’on évolue dans des contextes tout à fait différents, et cela pour tout mouvement de citoyens et citoyennes qui désirent reprendre en main leur destinée, sur leur territoire, de manière non-violente.

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Source : Chaves, P., Aarts, N., & Van Bommel, S., 2020, “Self-organization for everyday peacebuilding : The Guarda Indigena for Northern Cauca, Colombia”, Security Dialogue, vol. 51 (1), pp. 39-59.  

Photo : Extrait du clip Himno de la Guardia Indígena – Guardia Fuerza ft. Andrea Echeverry, Ali Aka Mind, Chane Meza…

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