Genappe au fil des âges industriels. Résilience et atouts pour une économie collaborative

Crédit photo : Emmanuel Wanty

Crédit photo : Emmanuel Wanty

Et si l’Histoire de Genappe, du Moyen-Âge à aujourd’hui, était une source d’inspiration pour répondre aux enjeux à venir ? Et si son dynamisme passé constituait la force de sa résilience face aux changements économiques, climatiques et sociaux ?

(Remarque pour le lecteur non-genappois : je crois que le texte peut être relevant par rapport aux enjeux actuels, même si on n’est pas de Genappe)

Lorsque les villages du grand Genappe apparaissent dans l’Histoire (7ème – 8ème siècle pour Vieux-Genappe, 11ème siècle pour Genappe et Baisy), l’économie est celle de l’époque féodale. Les seigneurs sont propriétaires de la plupart des terres, mais la gestion de ces terres est régie par différents systèmes de partage. Existait effectivement un droit collectif sur les biens privés.

Ainsi, le « droit de vaine pâture » permettait aux paysans de faire paître leurs bêtes sur les terres des propriétaires féodaux, entre la moisson et le labour, et sur les terres en jachère.

A côté de cette « vaine pâture » existait la « vive pâture », qui s’exerçait sur les terres qui n’appartenaient à personne, c’est-à-dire à tout le monde : les « communaux ».

Dans un cas comme dans l’autre, les plus pauvres pouvaient donc entretenir quelques bêtes sans posséder de terres. Partout en Europe, explique Rifkin (2014 :50), l’agriculture féodale est structurée sur un mode communautaire : « les paysans unissaient leurs lopins individuels dans des champs ouverts et des pâturages communs qu’ils exploitaient collectivement ».

Genappia - Gramaye

Dans leur travail sur le cadastre de Genappe, Philippot et Detienne (2005 :48-49) montrent que de telles « terres communes » existaient probablement à Genappe jusqu’au 17ème siècle, sous forme de « warichets » ou « warissay ». Ils en décrivent trois : le « warissay du maret » bordant « l’estanshe du vivier du maret », c’est-à-dire au-dessus de l’actuelle rue Emile Vandevandel, le « warichay proche [du] ruisseau à Ronelle » à l’abord de Ways, et le « petit warissay proche de la planche » en bordure de Dyle, probablement entre les rues actuelles Nicolas Lebrun et Château de Lothier.

Toujours selon Rifkin (2014 :50), « les communaux ont impulsé la première pratique primitive de la prise de décision démocratique en Europe. Des conseils paysans étaient chargés de superviser l’activité économique : les semailles et les moissons, la rotation des cultures, l’usage des ressources en bois et en eau, et le nombre d’animaux qui pouvaient paître sur les pâturages communs ».

Si à l’époque, la propriété n’était pas une possession personnelle exclusive, c’est parce que ça correspondait à une vision du monde : tout ce qui était sur Terre était la création de Dieu.

Mais au début du 16ème siècle, tout change ! D’abord dans l’Angleterre de Tudor, puis dans le reste de l’Europe. C’est le « mouvement des enclosures » : les terres détenues en commun commencent à être clôturées, ou du moins délimitées avec des haies. La terre devient une propriété privée qui s’échange sur les marchés. Deux phénomènes en sont la cause : 1. La hausse du prix des denrées alimentaires due à l’augmentation de la population des villes ; 2. L’industrie textile naissante qui fait monter le prix de la laine : très vite, cela devient plus lucratif pour les propriétaires fonciers de clôturer leurs terres et de les réserver exclusivement à l’élevage des moutons (Rifkin, 2014 :52).

C’est cela qui fera dire à Thomas More, dans son « Utopie » (1516), à propos des moutons : « Ces bêtes, si douces, si sobres partout ailleurs, sont chez vous tellement voraces et féroces qu’elles mangent même les hommes, et dépeuplent les campagnes, les maisons et les villages ».

C’est ce mouvement des enclosures qui institue véritablement l’idée moderne de propriété privée, et qui permet la transition d’un système féodal à l’économie de marché moderne. Un système administratif et juridique est également nécessaire, afin d’assurer à qui appartient chaque propriété. C’est donc plus ou moins à la même époque qu’apparaissent les premières formes de « cadastre », tel qu’on l’entend actuellement. A Genappe, nous avons un exemple avec le « Mesurage de la ville et franchise de Genappe », fait par l’arpenteur Guillaume Gilbert en 1633, et présenté par Philippot et Detienne (2005). La fameuse carte Ferraris, de 1777, montre également très distinctement les haies délimitant les parcelles (image ci-dessous).

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Si l’on poursuit la réflexion de Rifkin, ce qui déclenchera tout à fait le passage d’une économie féodale à l’économie de marché, à la fin du Moyen-Âge, ce sont les énergies hydrauliques et éoliennes, ainsi que l’imprimerie. Le moulin remplace le travail de 10 à 12 personnes.

La plupart de ces moulins, utilisés pour moudre, tanner, etc., sont financés par les seigneurs féodaux et installés sur les cours d’eau qui traversaient leurs terres. C’est le cas à Genappe, qui compte un nombre important de moulins à eau, dont le moulin de la Motte, actif depuis le 15ème siècle, le moulin banal, dans le centre, qui existait à l’époque du château, ou encore les moulins Camusel, Francquen, des Marais, etc.

La forge de Bousval était située près de la Dyle, afin de profiter de sa force motrice. Et dès 1717, le complexe industriel de Noirhat était actionné par une roue hydraulique.

Cette plate-forme technologique, alliant la force motrice de l’eau et du vent, et la communication permise par l’imprimerie, est déjà une sorte de révolution « proto-industrielle ». Du moins, disons qu’elle crée les conditions de la première révolution industrielle : celle de la machine à vapeur, à la fin du 18ème siècle.

A cette époque, la presse à vapeur et la locomotive favorisent la centralisation de la production dans les mains d’un nouvel acteur : le patron ! Partout, les artisans perdent la propriété de leurs moyens de production, et sont transformés en ouvriers salariés. Ces usines centralisées fleurissent particulièrement dans les années 1840 et 1850 (Chandler : 1988).

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A Genappe, la ligne de chemins de fer 141, reliant Wavre à Manage, arrive à Genappe en 1854. Le but était de relier le bassin charbonnier et industriel du Centre aux grands axes ferroviaires et au nord-ouest du pays (Source : Gérard Defalque). Cette nouvelle ligne de train favorise le développement d’industries le long de son parcours : à Seneffe, à Feluy, à Nivelles (les Ateliers Métallurgistes) à Court-St-Etienne (Usines Henricot), etc. L’industrialisation est dense dans la vallée de la Dyle entre Genappe et Ottignies. En 1896, plus de 1000 personnes fabriquent des machines et des moteurs à Court-Saint-Etienne. Plus de 2000 personnes sont employées dans les fonderies.

Genappe compte à l’époque des filatures de coton (dès 1840), des forges, une papeterie, etc. La ville est pleinement dans cette révolution industrielle. Elle avait profité de la force hydraulique de l’eau, elle continue à en profiter, mais rajoute la vapeur et le rails.

L’industrialisation, c’est surtout des procédés de production qui se complexifient, qui demandent davantage de moyens, d’énergie, de place, comme les fonderies. Dans le registre alimentaire, les sucreries sont ainsi typiquement des industries qui nécessitent beaucoup d’équipement, et qui sont dépendantes d’un réseau ferroviaire et routier important. Dans les années 1990, c’est 1500 camions qui pénètrent dans la sucrerie, toutes les 24 heures. Waterloo se dote d’une sucrerie en 1838, Soignies et Genappe en 1870 (Centre d’Histoire de l’Architecture et du Bâtiment de l’UCL, 1992).

Papeterie 1902 Bousval

Cette centralisation se renforcera encore avec la seconde révolution industrielle et la découverte du pétrole, du moteur à combustion interne et du téléphone, au tournant du 20ème siècle.

L’industrie pétrolière est d’ailleurs le secteur le plus concentré du monde, suivi par les télécommunications et la production/distribution d’électricité. Les grosses entreprises verticalement intégrées ont été le modèle dominant depuis la fin du 19ème siècle.

La Raffinerie tirlemontoise, fondée en 1836, achète la sucrerie de Genappe en 1929, en même temps que les sucreries de Wanze (1928) et de Brugelette (1930). Avec un chiffre d’affaires de 1,6 milliards d’euros, elle représente un des groupes industriels les plus puissants de Belgique (source : Wikipedia).

Le groupe sera cédé en 1989, pour près d’un milliard d’euros (38 milliards de Francs belges) à un groupe allemand encore plus grand, Südzucker, fondé dans la première partie de la seconde révolution industrielle (1926), déjà à partir de la fusion de plusieurs compagnies. Dans les années ’90, la presse s’enorgueillit : l’usine de Genappe est parmi les plus modernes d’Europe ! (Le Soir, 29.01.1990) En 2001, Südzucker acquiert Saint-Louis Sucre pour près de 2 milliards d’euros. Son chiffre d’affaires est de 7,9 milliards d’euros. Südzucker emploie 17900 personnes dans le monde.

Cela n’empêche pas que la sucrerie de Genappe ferme ses portes en 2004, dans le cadre d’une « restructuration des industries sucrières au niveau européen » (Le Soir, 16.01.2004). Les betteraves seront réparties dans les centres de Wanze et Brugelette. Avec la sucrerie, la ligne de chemins de fer, déjà abandonnée pour le transport de passagers, et qui ne servait plus que pour le transport des betteraves, est fermée. Elle sera déferrée en 2006.

Un peu partout, de grosses industries, très intégrées verticalement dans des groupes internationaux, et typiques des deux premières révolutions industrielles, mettent la clé sous la porte, ou coupent fortement dans leur personnel.

En 2007, le monde découvre les « subprimes ». En 2008, les marchés boursiers s’effondrent. C’est, selon Rifkin, la chute définitive de la seconde révolution industrielle.

Comme on le voit, Genappe a été, non seulement un témoin, mais plus encore un acteur régional important de toutes les évolutions et révolutions socio-économiques depuis l’époque féodale. Genappe était dynamique du Moyen-Âge à la fin de la seconde révolution industrielle, c’est-à-dire sur près de 1000 ans !

La question – et l’enjeu – est de savoir comment Genappe et ses habitants pourront être un moteur de la troisième révolution industrielle : celle de l’Internet et des nouvelles formes d’énergie non-fossiles. Celle de l’économie collaborative !

Parce que la décentralisation, que cette nouvelle matrice « communication et énergie » implique, pourrait être un atout formidable pour Genappe. Si on ne dépend plus de grosses structures verticales et d’énergies extraites et produites ailleurs, on redevient maître de nos moyens de production et on peut relocaliser nos activités localement.

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Le paradigme de la 3ème révolution industrielle est le « Do It Yourself », le faire soi-même mais ensemble, en collaboration. Nous avons les moyens de produire notre propre énergie – et notre énergie propre ! Pour rappel, si 20% du vent disponible dans le monde était collecté, il produirait 7 fois plus d’électricité que nous n’en utilisons pour alimenter l’ensemble de l’économie mondiale (Archer & Jacobson : 2005). En France, un scénario « 100% d’énergie renouvelable » pour 2050 est réaliste selon de nombreux experts. A condition que les mesures suivent.

4795585450_6043d513cf_bCela signifie non seulement qu’on peut développer une activité à un prix très réduit, mais qu’on pourrait même financer, sous forme d’une coopérative investissant dans les énergies renouvelables, tout un ensemble d’autres activités. La coopérative est d’ailleurs le modèle d’entreprise qui émerge, et qui correspond à cet « âge collaboratif ».

Il y a mille choses à créer. Genappe est une commune rurale. On peut imaginer des coopératives agricoles, de maraîchage, et de vente de produits locaux. « Genappe en Transition » est déjà en train de le faire, en créant une épicerie coopérative, proposant des produits en vrac. Mais l’ensemble des filières agro-alimentaires de la commune devraient s’auto-organiser.

L’époque n’est plus celle où l’agriculture était toute orientée vers les betteraves, qui partaient vers la sucrerie, étaient transformées selon des procédés industriels complexes, et puis finissaient en sucre raffiné, distribué jusqu’à l’étranger, mais à une agriculture qui produit des aliments sains, non transformés, vendus directement au consommateur, dans des circuits courts et locaux. Directement de la fourche à la fourchette. Parfois même dans des réseaux où le consommateur se fait « prosommateur » en participant à la production.

« La betterave, c’est de l’or », disait-on à l’époque. Mais l’activité sucrière désappropriait en quelque sorte les habitants de ce que leur terre produisait. Le sucre de Genappe s’exportait en Afrique, en Russie, en Asie. Une nouvelle agriculture, ça consiste à relocaliser la production et la consommation.

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Parallèlement, Internet permet maintenant de développer tout un ensemble d’activités, sans avoir à se déplacer tous les jours – la nécessité de réduire nos émissions de CO2 devrait également nous inciter à relocaliser nos emplois au niveau local. Gandhi, déjà, en appelait à apporter le travail aux gens, plutôt que d’apporter les gens au travail.

Il y a tout à fait la place pour des espaces de co-working sur Genappe et ses différents villages, où des entrepreneurs, des indépendants, des travailleurs à domicile, des travailleurs « nomades », des associations, des citoyens, pourraient développer des activités, des projets, échanger, collaborer.

La collaboration crée de la valeur. C’est ce qu’il se passe lors de tout événement festif, culturel ou sportif : plus il y a du monde, plus l’événement a de la valeur pour chacun. C’est la même chose dans un groupement d’achat collectif, sur un réseau social, dans une coopérative : plus on est, plus c’est intéressant pour chacun. Et c’est évidemment la même chose lorsqu’il s’agit de crowdfunder un projet ou une activité.

Par son caractère rural, et ce qu’il reste des deux révolutions industrielles, Genappe regorge de « communaux », ces terres, ces espaces, ces bâtiments, qui pourraient être « communs », comme au 17ème siècle, c’est-à-dire gérés démocratiquement par les usagers, pourquoi pas constitués en coopératives ou en associations ? Ca va des potagers collectifs à des projets plus larges (le parc de la Dyle ?), en passant par les bacs des « Incroyables comestibles » ou des poulaillers de quartier.

L’enseignement également pourrait rentrer dans cette dynamique de participation et de redynamisation de la ville. On sait qu’il y a un projet d’école secondaire à pédagogie active, porté par des parents et habitants. Il faut une mobilisation de tout le monde, afin que ce projet passe en priorité par rapport à un projet piloté de l’extérieur, par les institutions catholiques, et parachuté sur le territoire de Genappe.

On pourrait encore rajouter des « repair café », des cuisines collectives, des ruches pour jeunes entrepreneurs, une monnaie locale, l’échange de matériel, le compostage collectif, et cetera, et cetera, et cetera,…

Bref, Genappe a un potentiel immense dans ce nouveau paradigme social et économique qu’est l’âge du collaboratif. Sa résilience, c’est sa ruralité ; c’est le dynamisme de son passé, c’est l’énergie de sa population. On est certainement très nombreux à se rendre compte qu’il y a plein de choses à faire. Je vous invite à ce qu’on crée un maximum de moyens de se rencontrer pour en discuter – et déjà se rendre compte qu’on n’est pas seul !

Il y a Genappe en Transition, qui est certainement un moteur des dynamiques actuelles et à venir, comme toutes les initiatives en transition qui émergent, un peu partout : http://www.genappeentransition.be

Et puis, on peut aussi tout simplement se rencontrer et en discuter. Je serais heureux de discuter de tout projet collaboratif avec toute personne intéressée : yvespatte@gmail.com

N’hésitez pas à faire circuler l’article, il est téléchargeable en pdf également 😉

Références :

  • Archer, C.L., & Jacobson, M.Z. 2005. « Evaluation of Global Wind Power », Journal of Geophysical Research, vol. 110.
  • Centre d’Histoire de l’Architecture et du Bâtiment de l’UCL. 1992. Pays de Soignies et de Nivelles, Liège : Pierre Mardaga éditeur.
  • Chandler Jr., A.D. 1988. La main visible des managers : une analyse historique, Paris : Economica.
  • Philippot, R., & Detienne, D. 2005. Genappe en 1633. « Le mesurage des propriétés ou cadastre de Genappe de janvier 1633 par l’arpenteur Guillaume Gilbert », Cercle d’Histoire et d’Archéologie du Pays de Genappe, Document 4.
  • Rifkin, J. 2014. La nouvelle société du coût marginal zéro. L’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Paris : Les Liens qui Libèrent.

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