Le charlatanisme participatif. Ou pourquoi je n’assisterai plus jamais à une réunion impliquant des post-it…

C’est devenu presque une évidence, toute réunion ou animation, tout séminaire ou atelier, doit impliquer : des post-it, des marqueurs de couleurs et de grandes feuilles blanches (des flip-charts) ! Et si possible un animateur-facilitateur-expert-en-intelligence-collective-et-animation-de-groupe

On fait une première réunion, et c’est très chouette, on s’amuse bien, on rigole, l’ambiance est bonne, et les dizaines de post-it rassemblés sous forme d’un arbre aux multiples branches ou d’une fleur aux multiples pétales sur le flip-chart donnent l’impression qu’on a bien bossé. Puis, une deuxième réunion, sur le même modèle, laisse l’impression qu’on avance déjà un peu moins bien, et certains commencent à se demander à quoi tout cela va-t-il servir (et qu’est-ce qui a été fait des premiers post-it). Et à la troisième réunion, il n’y a presque plus personne, et on se lamente sur le fait qu’il est devenu très difficile de mobiliser les gens à l’heure actuelle…

Soyons clairs : gérer un groupe n’est jamais une chose facile. Et bien que le « groupe » soit notre environnement tout à fait naturel, il s’agit d’un système extrêmement complexe (ou plutôt faudrait-il dire : parce que c’est notre environnement naturel, c’est un système extrêmement complexe). Tout cela pour dire que je ne blâme pas toutes celles et ceux qui essaient de trouver des solutions pour animer des groupes, et encore moins celles et ceux qui essaient de réunir des gens, en groupe, pour s’engager socialement, politiquement, environnementalement, etc.

Non, le ras-le-bol que j’ai – et que j’ai l’impression de partager avec de plus en plus de monde – c’est envers ces « animateurs-facilitateurs-experts-en-intelligence-collective-et-animation-de-groupe », as known as « charlatans en participation ».

Le charlatanisme, c’est l’art d’abuser de la crédulité publique, ici en l’occurrence de la crédulité de celles et ceux qui organisent des activités de groupe, et en particulier de la crédulité des mouvements citoyens, qui aspirent à davantage de participation dans leur fonctionnement interne – je vais donner un exemple concret et vécu juste après.

Au niveau médical, le charlatanisme, c’est de le fait de proposer à des malades des remèdes illusoires ou insuffisamment éprouvés en les présentant comme salutaires ou sans danger (art. 39, intégré à l’article R4127-39 du code de la santé publique, en France). Et dans nos démocraties « malades » (malades entre autres d’un manque de participation et d’implication de la population), il se trouve plein de charlatans disposés à proposer des remèdes tous moins éprouvés les uns que les autres. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment nouveau, Trotsky (1930) parlait déjà de « charlatanisme démocratique » lorsqu’on « vendait » aux ouvriers, la République démocratique, qui n’était pour lui, qu’une forme masquée de l’Etat-bourgeois, un « mensonge des dirigeants sociaux-démocrates ».

Un exemple concret…

Très récemment, j’assistais à une journée de réflexion sur les mouvements citoyens émergents. Etaient présents, un ensemble de mouvements et partis citoyens, des acteurs du changement, des porteurs de projets innovants vers plus de participation citoyenne, de transparence, etc.

Les organisateurs, pensant certainement bien faire, avaient invité un de ces « animateurs-facilitateurs-experts-en-intelligence-collective-et-animation-de-groupe ». Son animation portait sur l’ « intelligence collective »…

Nous avons donc reçu chacun 3 post-it (première étape obligée de toute animation de groupe). Sur chacun de ces post-it, nous devions écrire un mot évoquant pour nous l’ « intelligence collective ». Munis de nos 3 mots, nous devions former un groupe avec 3 ou 4 personnes autour de nous, et choisir au sein du groupe, à partir de nos 10-15 mots mis en commun, 5 mots liés à l’ « intelligence collective ». De là, chaque groupe se choisissait un représentant, qui allait proposer les 5 mots choisis en l’ensemble de l’assemblée, et de là ces représentants sélectionnaient 10 mots.

En une quinzaine de minutes, la quarantaine de participants avaient donc sélectionné, « collectivement », 10 mots liés à l’ « intelligence collective »…

… Bon, je passe tous les biais possibles et imaginables qui ont abouti au fait que finalement ce sont 2 personnes qui ont pris le lead pour trier et sélectionner l’ensemble des mots et en ressortir 10 (probablement les 2 personnes qui ont été chefs scouts quand elles étaient jeunes), mais surtout, l’ « animateur-facilitateur-expert-en-intelligence-collective-et-animation-de-groupe » concluait très fièrement avec un « Et bien, vous voyez, en une quinzaine de minutes, nous sommes arrivés à produire tous ensemble, une définition de l’intelligence collective ! » Et de s’applaudir en souriant (bêtement) !!

… SAUF QUE NON. Dix mots, ça ne fait pas une définition. Dix mots, ça fait dix mots. Point. Même pas une phrase. Pour une phrase, il faut des verbes, des articles, des négatives éventuellement. Et quand on rajoute tout cela, on se rend compte qu’on peut utiliser tout à fait les mêmes mots, et être en total désaccord. Autrement dit, avoir sélectionné dix mots, ce n’est encore aucunement s’être mis d’accord.

PIRE, il pose cette question : « Est-ce que tout le monde rentrerait en paix chez lui/elle avec cette définition de l’intelligence collective ? ». Pas d’objection de la part de la salle. Il se réapplaudit encore et dit, aux mouvements citoyens présents : « Vous voyez, l’intelligence collective, ça marche ! Et ça permet de mettre en œuvre la participation citoyenne ! »

… SAUF QUE TOUTE LE MONDE S’EN FOUT de sa (non-)définition de l’intelligence collective. Ça n’a aucune conséquence sur nos vies. On passe à la suite de la conférence et les dix-mots-qui-ne-formaient-pas-une-définition sont aussitôt oubliés. En somme, ça marche parce que ça ne sert à rien.

Les mouvements citoyens qui étaient présents, eux, vont devoir gérer de vrais problèmes, avec des vrais enjeux, et des gens qui jouent leur vie autour de ces enjeux. Le charlatanisme consiste à leur vendre une solution qui ne marcherait pas du tout dans ces cas-là.

« Quand un charlatan promet de guérir en peu de jours un ulcère invétéré, il prouve qu’il est un ignorant dangereux » (William Bunchan, 1783, dans son « Médecine domestique »).

Le Charlatan de la fable de La Fontaine

Le hasard a fait que quelques jours après, j’assistais à des réunions où précisément les participants « jouaient leur vie ». Il s’agissait de réunions sur des projets éoliens concrets. Pour que vous ayez une idée de l’ambiance : 3/4 des participants pensaient que la valeur de leur maison allait chuter de moitié à cause des éoliennes à proximité, qu’ils allaient devenir sourds à cause du bruit et que leurs enfants allaient développer de l’épilepsie à cause des effets stroboscopiques (et des chauves-souris allaient également être perturbées). Le quart restant pensaient qu’on allait tous subir les conséquences désastreuses du réchauffement climatique si on ne passait pas immédiatement aux énergies renouvelables comme l’éolien. Bonne ambiance, quoi.

Il est tout à fait évident que sortir des petits post-it, dessiner une grande fleur sur un flip-chart et demander à chacun de parler poliment, n’allait pas résoudre ce vrai problème, dans la vraie vie, qui est le réchauffement climatique et l’impact sur la vie des gens des moyens de production énergétique.

Le fait est aussi que ces réunions sur l’éolien rassemblaient beaucoup plus de monde que les réunions où on parle de choses et d’autres, avec ces post-it et des marqueurs en main. Dans le cas de l’éolien, il n’était visiblement pas difficile de mobiliser les gens.

Le corollaire de la participation citoyenne

Je suis convaincu que les charlatans de la participation et du post-it oublient un corollaire fondamental de la participation citoyenne.

L’objectif de la participation citoyenne est de faire participer les citoyens aux décisions qui les concernent : leur cadre de vie, leur alimentation, leur santé, leur emploi, etc.

Le corollaire est donc que : les décisions auxquelles on participe dans un processus de démocratie participative sont des décisions qui nous concernent.

Autrement dit, par essence, les processus participatifs impliquent un « skin in the game » : un impact sur ce qu’on décide, une prise de responsabilité. Les idées que j’exprime lors d’un réel atelier participatif auront un impact sur ma vie…

Donc, les outils participatifs n’ont de sens que dans des cas concrets, lorsqu’on n’est pas dans le jeu, dans le loisir pur. Le charlatan est celui qui crée l’illusion que ce qui relève du jeu, du loisir, de la skholè, sera efficient dans la vraie vie, telle l’opposition que faisait déjà Socrate entre ceux qui, engagés dans la philosophie, « produisent des discours en paix et à loisir », et ceux qui, dans les tribunaux, « parlent toujours dans l’urgence parce que l’eau qui coule n’attend pas » (cité par Bourdieu, 1997 :25).

Lorsqu’on est un mouvement ou un parti citoyen, impliqué sur de vrais enjeux, l’eau coule, et il y a urgence.

« Il est naturel que ceux qui ont passé beaucoup de temps dans l’étude de la philosophie paraissent de ridicules orateurs lorsqu’ils se présentent devant les tribunaux ». Socrate, cité par Platon, Théétète, 172c.

L’efficience et la peau en jeu

Comme le rappelle Taleb (2017), dans « Jouer sa peau », les Romains jugeaient leur système politique en se demandant, non s’il avait un sens, mais s’il fonctionnait. Et à ce niveau-là, le bilan des post-it est très mauvais… tout comme celui de la théorie qui en est plus ou moins le fondement… le brainstorming !

Vous connaissez certainement toutes et tous cela également. La réunion qui commence par…  « un grand brainstorming » ! C’est même devenu mon détecteur de charlatan : c’est en général celui qui propose le brainstorming, en particulier s’il commence par cela.

Comprenons-nous bien : dans certaines conditions, le brainstorming peut fonctionner, mais dans certains cas seulement. Le reste du temps, c’est un remède dont toutes les études montrent l’inefficacité, ce qui est une bonne définition du charlatanisme.

Petit historique… En 1953, Osborn publie son célèbre « Applied Imagination : Principles and Procedures of Creative Thinking », dans lequel il définit 4 règles de base devant aider à la production d’idées :

  1. « Criticism is ruled out » : Pas de jugements et de critiques sur les idées des autres.
  2. « Freewheeling is welcomed » : On laisse venir les idées spontanément et sans restriction.
  3. « Quantity is wanted » : La quantité prime sur la qualité.
  4. « Combination and improvement are sought » : On préfère des enchaînements d’idées à des idées isolées.

Dès 1958, la fameuse « étude de Yale » vient contredire la théorie d’Osborn : l’expérience montrait que des individus qui réfléchissent seuls au problème généraient davantage d’idées que des individus en groupe (Taylor, et alii, 1958).

Mais bien que cette étude constitua la base de plusieurs décennies de critiques du brainstorming, il faut bien reconnaître qu’elle ne portait pas directement sur le dispositif d’Osborn (et ses 4 règles), mais plutôt sur l’opposition « réfléchir seul » v/s « réfléchir en groupe ». Et la conclusion était que le groupe ne favorisait pas l’émergence d’idées.

A mon sens, l’étude de Yale montre donc que, pour produire des idées, le groupe n’est pas nécessairement le meilleur moyen, alors que les expériences d’Osborn montraient que si on était contraint de travailler en groupe, le brainstorming pouvait constituer une méthode pour produire des idées.

Ca correspond plus ou moins à ce qu’a montré Isaksen (1998) dans sa revue de plus de 50 études sur le brainstorming. En gros, sa conslusion était qu’il ne fallait pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Mais il n’a certainement pas trouvé de preuves du fonctionnement du brainstorming d’Osborn. Surtout, le problème principal est que le brainstorming permet surtout de mettre l’accent sur la quantité d’idées et de propositions, et non sur leur qualité, leur efficience, leur originalité… et encore moins leur variété.

Variété d’idées ou conformisme

Le brainstorming tend au conformisme, et réduit le champ des propositions et des idées. C’est ce qu’on appelle la « collaborative fixation » (Kohn & Smith, 2011) : dans un brainstorming, on propose davantage des idées qui se rapprochent de celles des autres, non seulement parce que c’est la règle (combiner les idées : ainsi sur un beau « mind map » coloré sur flip chart, on va davantage proposer des idées qui peuvent se raccrocher à la structure existante), mais aussi pour ne pas paraître ridicule avec une proposition qui paraît hors propos. Le phénomène est connu de toute personne qui a suivi un cours d’introduction à la psychologie sociale : ce sont les célèbres études de Asch, dans les années ’50, sur la pression du groupe et ses conséquences sur la distorsion de notre jugement.

Le phénomène est également connu comme « régression vers la moyenne » : si une première opinion est extrême, la deuxième opinion sera statistiquement plus proche de la moyenne du groupe, et donc « régressera » vers l’opinion moyenne, et ainsi de suite. L’étude de Thompson & Brajkovich (2003) résume la plupart des études sur le brainstorming : le groupe amène une pensée convergente, alors que des individus qui réfléchissent de leur côté proposent des idées plus variées.

(Entre parenthèses, le phénomène statistique de « régression vers la moyenne » s’appelait à l’origine, et par son inventeur, Sir Francis Galton, le « retour vers la médiocrité » : « reversion towards mediocrity »).

Encore et toujours la question de la nécessité

Ce qui ressort des centaines d’enquête sur le brainstorming, c’est que le groupe n’est pas le meilleur milieu pour faire émerger des idées efficientes.

Oui, mais parfois, on n’a pas le choix : on doit réfléchir en groupe !

EXACT ! Et c’est là que c’est tout à fait intéressant : lorsque la nécessité est là. En fait, lorsque c’est précisément le groupe qui, en quelque sorte, joue sa peau dans l’échange d’idées !

Lorsque l’enjeu est précisément la survie en tant que groupe, la participation prend tout son sens. Et le groupe peut être une entreprise, un parti politique, ou une collectivité locale. Dans l’exemple de l’éolien, c’est la vie d’un quartier, d’une commune, qui risque d’être déterminée par la décision. Et soit une crise destructrice éclate, soit on trouve une solution. Skin in the game ! Une réelle démocratie participative est inévitablement amenée à gérer des enjeux qui peuvent mettre en danger la société toute entière.

Des techniques basées sur la réalité

Alors quelles seraient les techniques d’animation de groupe qui se baseraient sur la réalité sociale et sur ce qui est éprouvé scientifiquement (contrairement au brainstorming de base et aux techniques des animateurs-facilitateurs-experts-en-intelligence-collective-et-animation-de-groupe) ?

L’intérêt de la critique

Quand quelqu’un propose une idée/une action qui pourrait me nuire, je réagis. Si le dispositif m’empêche de critiquer ce que je juge critiquable, le dispositif n’est pas naturel. Nemeth, et alii (2004) ont d’ailleurs montré que permettre de critiquer les idées des autres et d’en débattre peut amener à une « atmosphère créatrice d’idées ». En fait, leur étude, menée aux Etats-Unis et en France, a montré que dans un pays comme dans l’autre, autoriser la critique des idées des autres permettait de produire 20% d’idées en plus. Pourquoi ? Parce qu’une légère critique force à constamment réévaluer son idée (contrairement au fait de l’écrire sur un post-it, de le coller sur un grand flip-chart, et puis d’être satisfait parce que tous ces post-it forment un magnifique arbre aux multiples branches).

Proposer une idée, une action, et ne pas avoir de compte à rendre, ce n’est absolument pas naturel, et c’est totalement contre-productif.

Empêcher la critique, en particulier quand c’est pour essayer dès le début de se mettre d’accord sur un socle commun, c’est nier un des éléments les plus basiques du fonctionnement de la société, qui est le fait que la réalité sociale est avant tout un lieu de conflit pour la définition de cette réalité sociale. Autrement dit, on ne peut pas nier le fait que la société est construite – et se construit – sur des oppositions et des tensions (sauf peut-être dans des sociétés totalitaires qui maintiennent très fortement l’illusion que toute la population participe à un idéal commun).

En essayant de réduire toutes les tensions, les animateurs-facilitateurs-experts-en-intelligence-collective-et-animation-de-groupe ne font rien d’autre que les sondeurs d’opinion qu’ils critiquent parfois en postulant une espèce d’ « opinion moyenne », ou « moyenne de l’opinion », qui en réalité – c’est-à-dire dans la réalité – n’existe pas. Bourdieu (1984 : 224) expliquait très bien que l’état de l’opinion à un moment donné du temps était un système de forces et de tensions. Autrement dit, « dans les situations réelles, les opinions sont des forces et les rapports d’opinions sont des conflits de force entre des groupes » (Bourdieu, 1984 : 231). Il en est ainsi au sein de n’importe quel groupe, de n’importe quelle ville, de n’importe quelle population.

Dans le faits, l’erreur consiste par exemple, avec un « mind map » (autre porte ouverte à tous les charlatanismes), de mettre davantage l’accent sur les mots que sur la structure entre les mots. En fait, on comprendrait mieux le groupe à animer en effaçant tous les mots et regardant juste la structure formée par les lignes reliant les mots, qu’en faisant l’inverse, c’est-à-dire en lisant les mots sans regarder la structure d’oppositions.

L’alternance Engagement / Distanciation

On sait qu’un individu est plus productif pour produire des idées originales quand il n’interagit pas avec d’autres. Mullen et alii (1991) l’ont ainsi montré en analysant 800 équipes. Mais si l’on doit bien travailler avec un groupe, il devient intéressant de travailler avec l’alternance de la réflexion en groupe et de la réflexion individuelle. C’est ce que montrent Paulus et alii. : d’abord un travail individuel, puis une mise en commun, puis un retour seul, et c’est à ce moment-là qu’on est le plus productif.

De nombreuses alternatives au brainstorming sont proposées : « brainswarming », « brainswriting », etc.

No Bullshit, No Cheap Talk !

La dimension la plus importante, à mon sens, est de revenir à une situation plus naturelle, dont la caractéristique principale est le fait qu’on soit directement concernés par ce dont on discute. Autrement dit, que ce ne soit pas un jeu, mais qu’il y ait de « vrais » enjeux. Juste l’inverse de l’animation sur l’intelligence collective dont je parlais au début du texte.

No « cheap talk » donc, ou « conversation libre ». Le cheap talk, en théorie des jeux, c’est cette forme de communication libre entre les joueurs qui n’affecte pas directement les coûts du jeu. En théorie des jeux, quand on « cheap talk », on peut d’ailleurs mentir.

Dans la « vraie vie », quand on ment, on risque d’en payer les conséquences.

Et on ne peut pas reprocher aux politiciens de mentir, mais faire des animations en démocratie participative qui impliquent une forme autorisée, c’est-à-dire non sanctionnée, de mensonge.

No Bullshit, No dream !

Bien que je pense qu’il soit important de « rêver », au sens d’avoir des rêves même un peu fous, je suis convaincu qu’un processus de participation citoyenne doit éviter à tout prix de tomber dans la facilité du « Partageons nos rêves », « Construisons un rêve commun », etc. Pourquoi ? Parce que tant qu’on reste dans la rêve, on ne risque rien. Comme l’explique très bien Taleb (2017 : 170) dans « Jouer sa peau » : « Si un rêve n’est pas la réalité, c’est parce que, quand on se réveille en sursaut après avoir chuté d’un gratte-ciel chinois, la vie continue ». Autrement dit, tant qu’on rêve, il n’y a aucune conséquence. Tant que je rêve de mettre des éoliennes à tel endroit, personne n’est impacté. Tant que je rêve de mettre un piétonnier dans tel centre-ville, aucun commerçant n’est impacté. Si j’agis, c’est différent.

D’autant plus que le registre du « rêve » emprunté par de nombreux animateurs-facilitateurs-experts-en-intelligence-collective-et-animation-de-groupe renforce la distinction entre des citoyens « doux rêveurs » et des politiques « réalistes » qui-eux-ont-les-pieds-sur-terre. Ce sont les charlatans de la participation, armés de leurs post-it et de leur flip-chart, qui mettent les citoyens dans ce rôle du rêveur, alors que ceux-ci vivent dans la réalité et ont une expertise d’usage.

Mais cette expertise d’usage, c’est une forme du « skin in the game », c’est leur quotidien. Une bonne animation en participation citoyenne doit donc se baser quasi exclusivement sur l’expertise d’usage, sur le quotidien, plutôt que sur des rêves.

En fait, j’irais même plus loin, et je dirais que la participation citoyenne doit se baser beaucoup plus sur ce que les gens font, que sur ce que les gens disent. Les actions sont plus engageantes.

En conclusion : « en vrai », on réfléchit bien.

Quand les enjeux sont réels – en raccourci, quand notre peau est en jeu – on réfléchit beaucoup mieux. Les participants – je l’ai remarqué à maintes reprises – sont beaucoup plus censés. Le risque force à trouver une solution.

Surtout, le stress de la réalité force à collaborer pour trouver une solution. C’est ce qu’ont montré Pablo Servigne et Gauthier Chapelle (2017 : 90) : lorsqu’on inhibe le raisonnement (par le stress par exemple), ou toute autre forme de skin in the game (c’est moi qui rajoute), le nombre de comportements prosociaux augmente. De la même manière, plus on se décide vite, plus on collabore (:88).

Autrement dit, le danger et la nécessité de trouver une solution, sans tergiverser, amène à trouver des solutions collaboratives et efficientes. Et c’est plutôt une bonne nouvelle, puisqu’on est dans une situation (planétaire, économique, sociale…) plutôt préoccupante.

Mais alors, pourquoi autant d’animateurs-facilitateurs-experts-en-intelligence-collective-et-animation-de-groupe enlèvent l’urgence et la nécessité de leurs animations, avec des jeux interminables et des dispositifs qui maintiennent les citoyens dans le registre du rêve ?

Je suis par exemple tout à fait pour la mise en place de budgets participatifs à l’échelle d’une ville ou d’un village, avec une vraie enveloppe, qui pèse vraiment sur le budget communal, voire même idéalement que tout le budget de la ville soit géré de manière participative. Je suis convaincu qu’un peu comme dans la gestion des Communs, les citoyens gèreront avec beaucoup de bon sens et de bienveillance… Parce que leurs décisions auront un impact direct et très fort sur la vie dans la commune.

Je suis convaincu que la participation citoyenne est l’enjeu principal de nos sociétés actuelles. Mais on ne peut laisser cela aux charlatans qui monopolisent actuellement l’animation de groupe et les processus d’intelligence collective.

Construisons ensemble des outils efficients ! Qui est partant ?

Références :

  • Asch, S.E. 1951. “Effects of group pressure upon modification and distorsion of judgments”, in Guetzkow, H. (Ed). Groups, leadership, and men, Pittsburgh, PA : Carnegie Press, pp. 177-190.
  • Bourdieu, P. 1984. “L’opinion publique n’existe pas”, in Questions de sociologie, Paris : Editions de Minuit, pp. 222-235.
  • Bourdieu, P. 1997. Méditations pascaliennes. Paris : Seuil.
  • Bunchan, W. 1783. Médecine domestique, ou Traité complet des moyens de se conserver en santé, de guérir et de prévenir les maladies par le régime et les remèdes simples, vol. 4, Paris : Froullé.
  • Galton, F. 1886. “Regression towards mediocrity in hereditary stature”, The Journal of the Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, 15 : 246-263.
  • Kohn, N.W., Smith, S.M. 2011. “Collaborative fixation : Effects of other’s ideas on brainstorming”, Applied Cognitive Psychology, vol. 25, #3: 359-371.
  • Mullen, B., Johnson, C., Salas, E. 1991. “Productivity loss in Brainstorming Groups : A Meta-Analytic Integration”, Basic and Applied Social Psychology, vol. 21, #1: 3-23.
  • Nemeth, C.J., Personnaz, B., Personnaz, M., Goncalo, J.A. 2004. “The Liberating role of conflict in group creativity. A study in two countries”, European Journal of Social Psychology, vol. 34, #4: 365-374.
  • Osborn, A.F. 1953. Applied Imagination : Principles and Procedures of Creative Thinking, New-York : Charles Scribner’s Sons.
  • Paulus, P.B., Korde, R.M., Dickson, J.J., Carmeli, A., & Cohen-Meitar, R. 2015. “Asynchronus Brainstorming in an Industrial Setting : Exploratory Studies”, Human Factors, 57 (6) : 1076-1094.
  • Servigne, P., & Chapelle, G. 2017. L’entraide, l’autre loi de la jungle, Paris : Les Liens Qui Libèrent.
  • Taleb, NN. 2017. Jouer sa peau. Asymétries cachées dans la vie quotidienne, Paris : Les Belles Lettres.
  • Taylor, D.W., Berry P.C., & Block, C.H. 1958. “Does group participation when using brainstorming facilitate or inhibit creative thinking ?”, Administration Science Quaterly, 6 : 22-47.
  • Thompson, L., & Brajkovich, L.F. 2003. “Improving the creativity of Organizational Work groups [and Executive Commentary]”, The Academy of Management Executive, vol. 17, 1: 96-111.
  • Trotsky, L. 1930. Problèmes de la révolution italienne. 14 mai.

7 Replies to “Le charlatanisme participatif. Ou pourquoi je n’assisterai plus jamais à une réunion impliquant des post-it…”

  1. Ça fait cinquante ans que les méthodes participatives se développent et que des articles aussi savants dénoncent leur aspect vide et superficiel. On lit les mêmes articles sur le coaching, le management, cette figure de style n’apporte rien dans une forme de stérilité intellectuelle bien francaise. Pas étonnant que ces méthodes occupent tant de place, ce que je regrette également..

  2. J’ai survolé le sujet mais il n’apparaît pas dans vôtre développement l’idée de comment passer d’une structure de groupe (terme employé) constituée de personnes lambdas ou de pequins moyens individualistes à une équipe solidaire de personnes conscientes des enjeux collectifs et personnels mais je me trompe peut-être.
    Le FASA ou Formation (du groupe) via Agitation Stabilisation et enfin Action (de l’équipe) peut fonctionner si l’on prend bien soin de l’expliquer et de l’accompagner.
    Salutations

  3. Hello Yves… Voici quelques (bien trop longues) réflexions… A+ !

    Nous sommes d’accord sur un point central: il y a un manque de professionnalisme dans le domaine de la participation citoyenne, et plus largement de la facilitation de l’intelligence collective. Tu l’admets rapidement dans un petit paragraphe d’entête: c’est un métier difficile et nécéssaire. Je te rejoins largement. Puis dans la suite j’ai l’impression d’un gars qui dit “ce n’est pas pour jeter la pierre mais…” et puis qui jette la pierre, un peu pour voir les ondes de choc que cela fait sur le lac tranquille du petit monde bien pensant de la facilitation. Ce en quoi je peux en partie apprécier la démarche .

    Moi aussi j’en ai assez des facilitateurs maladroits, et des vraies/fausses mises en scène de participatif. Ces simulacres sont à la participation ce que le greenwashing est à l’écologie. Mais…

    Mais j’en ai surtout, et avant tout, assez des réunions qui ne pensent même pas à la question de l’intelligence collective, et qui font juste comme avant. Il y en a encore des milliers. Un orateur qui lit son powerpoint. Une assemblée qui vote en secret. Un panel d’expert qui s’écoute parler tout en prenant 3 questions à la fin, qui viennent toujours des mêmes, qui eux-aussi s’écoutent parler. Un collaborateur qui en agresse verbalement un autre dans une réunion. Les décisions pas prises, puis pas suivies. 5 réunions pénibles dans la journée. Un débat interminable et stérile à la télé. Et tellement, tellement d’autres… un facilitateur n’est en effet pas la garantie d’une réunion réussie. Mais son absence est très souvent la garantie d’une réunion ratée. Je pense qu’on est d’accord, mais je pense aussi que le ton provoc’ de ton billet, qui a ses attraits, risque de jeter le bébé avec l’eau du bain pour le lecteur rapide.

    Il y a derrière le mot “charlatan”, dans mon esprit du moins, une connotation de malveillance, une envie d’arnaquer. Il existe effectivement pas mal de cas où le donneur d’ordre (l’organisateur de la réunion) et le prestataire (le facilitateur) sont de mèche pour faire un simulacre (même si ni l’un ni l’autre ne se l’avoue, chacun sait). Il faut vraiment dénoncer cela, mais ce n’est pas toujours facile de différencier, comme dans le cas du greenwashing, celui qui fait des efforts honnêtes de celui qui joue avec les pieds des gens.

    Je pense que l’immense majorité des facilitateurs maladroits que j’aie rencontré n’avaient pas de mauvaises intentions. Un manque de connaissance, de préparation, d’humilité, de remise en question: certainement. Une envie de manipuler, je ne dirais pas. Et donc je ne dirais pas “charlatan” à ces gens. Nous utilisons tous des techniques non prouvées. Ton propre coup de gueule dans ce billet contient lui-même pas mal de choses non-prouvées, malgré quelques citations… Si on devait n’utiliser que des trucs prouvés, on ne ferait plus grand chose, surtout dans les sciences humaines. La seule chose dont nous soyons sûrs: on est loin d’être capables de tout comprendre et de tout maîtriser dans une dynamique collaborative. Ca n’est pas pour ça qu’on ne peut pas essayer faire les choses bien. Il va falloir se baser sur des croyances, c’est exact. En être conscient, et être prêt à les remettre en question, voilà un point crucial de la déontologie du facilitateur.

    Derrière la question de l’efficacité du brainstorming, par exemple, se cachent au moins 2 questions:
    1. Le groupe a-t-il la maturité requise pour utiliser cette technique? En d’autre termes, est-ce qu’il existe dans le groupe une culture collaborative suffisante que pour tirer les fruits de la technique? Dans la grande majorité des cas, rien n’a été fait pour s’en assurer, et le contexte ambiant de compétitivité, de hiérarchie, etc. fait que la tentative est vouée à l’échec.
    2. La technique est-elle utilisée au bon moment par rapport à la réflexion collective en cours, et est-elle précédée et suivie par les bonnes techniques, etc.? Par exemple, l’idée du brainstorming de ne pas critiquer une idée, que tu critiques aussi, montre que le brainstorming doit se situer dans un moment spécial, qu’à d’autres moments on va critiquer, même systématiquement (le chapeau noir de de Bono par exemple). Bien sûr, critiquer est utile, mais il peut aussi être utile de suspendre son jugement à certains moments. Tout se joue dans l’alternance et l’ingénierie de ces processus, comme tu le suggères très justement avec l’alternance “individuel/collectif”. On ne peut pas dire, comme tu sembles le faire, qu’un brainstorming est sans intérêt parce qu’on ne peut pas juger. Les techniques de créativité nous forcent à prendre des chemins de pensée contre-intuitifs, c’est pour ça qu’on peut en espérer du nouveau…

    Tu fais un gros point avec le “skin in the game”, la question de l’enjeu réel. Personnellement, j’utilise l’improvisation théâtrale, un jeu sérieux, qui remplace l’enjeu réel par un enjeu “de jeu”, de façon à créer cette fameuse culture co-créative qui est très utile selon moi pour ceux qui participent à des exercices d’intelligence collective. Cette culture qui fait qu’un brainstorming fonctionne ou pas. On joue pour apprendre, simplement… Cela fonctionne très bien. J’en ai fait ma thèse de doctorat. J’ai pu aussi montrer qu’on pouvait utiliser l’impro comme un outil de co-design, de prototypage participatif. Donc pas pour apprendre, mais bien pour créer ensemble autour d’un enjeu commun, où co-existent des enjeux individuels. Pas les post-it’s, mais pire! Les résultats furent très encourageants. Mais tu diras peut-être que je m’auto-congratule: c’est exact, sauf que pour le coup, j’ai la science de mon côté.

    Ce que j’observe et qui est intuitif, c’est que la taille de l’enjeu rend la participation plus intense, plus dure, plus vraie. Il en va de même pour la diversité du collectif: au plus elle est grande, au plus on peut créer quelque chose de riche. C’est pour moi l’idée de l’intelligence collective: créer de la richesse à partir de la diversité, pour des enjeux toujours plus importants.

    Ce qui m’étonne, c’est que tu dises que la plupart des facilitateurs à la noix oublient l’importance du “skin in the game”. Personnellement, je n’ai pas souvenir d’une réunion de participation bénévole où les gens venaient sans avoir d’intérêt à être là, d’une façon ou d’une autre. Je ne vois pas bien de quoi on parle, sauf dans le cas assez tarabiscoté de l’exemple que tu donnes, un facilitateur faisant une démonstration effectivement bien peu généralisable. Et puis, je me dis que s’il n’y a personne qui a un “skin in the game”, et bien on s’en fout bien de cette réunion, et le facilitateur peut bien la foirer s’il a envie, je m’en tape. En général je fais confiance aux gens pour qu’ils aillent là où ils ont un intérêt… Bien sûr il y a de la réunionnite dans les organisations, et les gens sont trop polis pour sortir de réunions inutiles, ou trop heureux d’avoir enfin un endroit où écrire leurs mails tranquilles, mais c’est un autre problème je pense.

    Tu opposes le “rêve” au “skin in the game”. Pas d’accord. Définir un rêve ensemble c’est se mouiller, ça va avoir des conséquences, même si elles ne sont pas immédiates. Ne pas faire le le lien entre ce rêve et l’action, là on a un soucis: 100% d’accord! Et effectivement, le rêve est souvent laissé orphelin, notamment dans les entreprises où on fait semblant de définir des valeurs mais ce n’est jamais traduit en actes ou en métriques. Mais rêver ensemble, pour moi, c’est bien utile, comme étape préalable. Ca donne un point commun vers lequel regarder ensemble, même si on est pas d’accord sur la route à prendre. Ca permet de se dire, malgré les désaccords qui existent et qu’il ne faut en aucun cas renier, qu’il y a, à un certain niveau d’abstraction, un terrain d’entente. Et que si on veut la même chose, on a raison d’essayer de trouver ensemble le meilleur chemin. Qu’on peut dès lors travailler en équipe. Sans ça, on reste dans le registre de la négociation. Parfois on ne peut pas faire mieux, certes. Mais mon objectif restera toujours d’essayer de la remplacer par une co-création authentique.

  4. Bonjour Yves,
    Too bad pour vous d’avoir eu des mauvaises expériences avec des “animateurs-facilitateurs-experts-en-intelligence-collective-et-animation-de-groupe”. Si j’étais vous je me sentirais révoltée aussi.

    Dans le panier “animateurs-facilitateurs-experts-en-intelligence-collective-et-animation-de-groupe”, il y a des vraies professionnels: animateur de la télé et facilitateur de groupe. Je fais partie des facilitateurs professionnels. On intervient quand il y a des vrais enjeux, quand c’est nécessaire de réfléchir et décider à plusieurs sur les sujets qui leur concernent.

    Les post-its ne sont qu’un outil. C’est l’usage qui fait qu’on les apprécie ou pas.

    J’espère que vous aurez l’occasion de vivre une expérience qui vous fera dire que “les facilitateurs servent à quelque chose, vraiment”

    Cordialement,

  5. Le meilleur exemple, récent, que j’ai vu a été les réunions participatives citoyennes.
    Des centaines de gens de bonne volonté se sont exprimés,des bons animateurs se sont démenés, tout a bien ete noté dans des cahiers.
    Pourriez vous me dire ce que cela a changé ?

    • J’en ai connu beaucoup, des réunions citoyennes comme celle que vous décrivez !
      C’est la manière dont cela est organisé à la base qui importe : est-ce que les autorités qui organisent ces réunions sont prêtes à jouer le jeu, et appliquer ce qui y sera proposé par les citoyens et citoyennes ? Si ce n’est pas le cas, ça ne servira pas à grand chose…
      Merci pour votre commentaire !
      Yves

  6. Excellent ! Il va falloir que je le relise tant cet article est riche (merci) mais bon il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Le post lit fait partie de ces ficelles pour engager, pour inciter à la participation, ce n’est pas une fin. Beaucoup de ces techniques sont utilisées avec bonheur dans la pub, ou en phase d’ideation en entrepreneuriat. Une technique parmi d’autres. Et c’est vrai qu’on ne risque pas sa vie, mais bon ça donne tout de même d’excellent s résultats parfois De façon générale il y a tout même un biais énorme lié à l’animateur, on le voit dans bien des études qualitatives.

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