L’effet d’amnésie de Gell-Mann… appliqué à la politique

Hier, la première ministre Sophie Wilmès visitait l’hôpital Saint-Pierre (Bruxelles), et le personnel hospitalier l’accueillait en lui tournant le dos. Depuis le début de la pandémie, les professionnels de la santé ne cessent de remettre en cause la gestion politique de la crise. Médecins généralistes, épidémiologistes, virologues, infirmiers et infirmières, et très récemment directeurs et directrices de maisons de repos, pratiquement tous les secteurs des soins de santé y ont été de leur carte blanche, de leur interpellation… ou de leur coup de gueule !

Si l’on veut aller de l’avant et être constructif, je pense qu’il va falloir éviter un “Gell-Mann Amnesia effect” en matière de politique… 

Je m’explique…

C’est quelque chose que nous connaissons toutes et tous, mais qui a été mis sur papier par Michael Crichton, un auteur de science-fiction américain (il a entre autres écrit “Jurassic Park”, “Sphere”, etc.). N’y voyez pas une théorie scientifique, mais simplement une heuristique pouvant nous guider dans la vie quotidienne. 

Crichton explique : Vous ouvrez un journal et vous tombez sur un article abordant un sujet que vous connaissez très bien vous-même (il prend l’exemple de son ami et physicien Murray Gell-Mann lisant un article parlant de physique dans le journal, d’où le nom de l’effet). En lisant l’article, vous vous rendez compte que le journaliste n’a rien compris au sujet dont il parle. Souvent, dit-il, l’article est tellement erroné qu’il confond les causes et les effets (il appelle ça “les histoires où les rues mouillées causent la pluie”). 

Soit vous êtes exaspéré à la lecture de cet article, soit vous en rigolez, mais ensuite vous tournez la page, et vous lisez le reste du journal… en faisant comme si tous les autres articles ne contenaient, eux, aucune erreur ! Bref, vous tournez la page et vous oubliez complètement toutes les erreurs détectées dans l’article précédent. D’où le nom d’”effet d’amnésie de Gell-Mann”. 

Et ne me dites pas que ça ne vous est jamais arrivé : un média parle de votre commune, d’un folklore que vous connaissez particulièrement bien, de votre profession, de votre passion, etc… Peu importe. Si c’est un sujet que vous connaissez particulièrement bien, il y a de fortes chances que vous trouviez l’article peu précis, incomplet, voire erroné. Dites-vous bien que c’est la même chose pour tous les autres articles, mais que vous ne vous en rendez pas compte quand ça parle du Moyen-Orient, d’économie publique ou de technologie de pointe. 

… OK, mais quel lien avec la politique ? …

Attendez, restons encore un peu sur la presse. Une fois qu’on a fait le constat de ces erreurs, il faut encore comprendre quelles en sont les raisons ? Réponse : ce n’est ni parce que les journalistes font mal leur travail, ni parce qu’ils seraient tous corrompus, ou tous de gauche (dans les médias de service public), ou tous de droite (dans les médias privés), ni parce qu’ils feraient partie d’un grand complot judéo-maçonnique. C’est simplement le fonctionnement du champ journalistique qui fait cela. C’était très précisément l’objet de ma thèse, et ça concernait une population qui est quasi toujours déçue des articles parlant d’elle : je travaillais sur le traitement médiatique de la prostitution en Belgique francophone. Et on ne comprend pas ce traitement si on prête aux journalistes des intentions politiques, par exemple (tel journaliste serait pour la réglementation, tel autre serait pour l’abolition, etc.). On comprend beaucoup mieux ce traitement médiatique lorsqu’on analyse les conditions de travail dans le champ journalistique : qui doit écrire 3 articles par jour pour survivre, qui doit faire un sujet un peu racoleur pour faire une couverture qui attire le regard en kiosque, qui doit organiser des débats entre 2 “camps”, etc., etc., etc… Si le sujet vous intéresse, je vous renverrais vers les travaux, en sociologie, de Pierre Bourdieu sur les “champs sociaux”, et vers les travaux de Patrick Champagne en sociologie des médias.

Si on a compris tout cela à propos de la presse (le “Gell-Mann Amnesia effect” et le fait qu’il soit dû au fonctionnement du champ journalistique et non à la mauvaise intention des journalistes), on peut tout à fait appliquer cela au champ politique. 

A tout le personnel des soins de santé qui, à l’heure actuelle, tourne le dos à la première ministre ou pousse des coups de gueule, dites-vous bien que c’est probablement la même chose que ressentent les enseignants et enseignantes à l’égard des décisions en matière d’enseignement, la même chose que ressentent les agriculteurs et agricultrices à l’égard des décisions en matière d’agriculture, la même chose que ressentent les indépendants et indépendantes en matière de décisions liées à l’entrepreneuriat, etc., etc., etc., on pourrait multiplier les exemples à l’infini.

Et même question que pour les médias : à quoi est-ce dû ? Le “tous pourris” ne tient pas la route. Pas plus que les théories du grand complot. Vous allez d’ailleurs voir tous les idiots tomber dans le panneau : ainsi les gens de gauche vont relayer l’information en disant que c’est parce que la première ministre est de droite que le personnel hospitalier de Saint-Pierre lui a tourné le dos. Tout comme lorsque que le président du Parti socialiste s’était fait critiquer par une fiscaliste, il y a quelques jours, les gens de droite ont utilisé l’info comme une critique contre la gauche. 

En réalité, de gauche ou de droite, le corps politique est critiqué parce qu’il est complètement coupé des réalités. Et il est coupé des réalités parce que c’est comme cela qu’on a conçu notre système politique, du moins tout en haut (européen, national, régional en Belgique). 

On en est arrivé à un système complètement déconnecté, asymétrique, où celles et ceux qui prennent des décisions ne sont pas directement impactés par leur décision (au pire « on ne leur demandera plus d’être ministre » s’ils ont trop foiré, comme l’a dit l’autre jour la ministre belge de la santé), et celles et ceux qui sont directement concernés ne se sentent plus entendus par celles et ceux qui décident. 

Et si vous avez l’impression que c’est comme ça dans votre propre domaine, dites-vous bien que c’est comme ça dans TOUS LES DOMAINES. Voter plus à gauche ou voter plus à droite ne changera rien. Voter pour tel ou tel parti existant ne changera rien. Il faut un système différent, dans lequel les personnes concernées peuvent participer aux décisions… 

C’est quelque chose de très important à comprendre : en démocratie, on devrait pouvoir participer aux décisions qui nous concernent, sans avoir à faire 10 ans de militantisme dans un parti, un syndicat ou des structures intermédiaires (ONG, fédérations, etc.). 

J’en suis convaincu : le système qui pourrait ou devrait (?) émerger sera celui où on pourra, toutes et tous, participer aux décisions qui nous concernent, en tant que citoyen ou citoyenne, sans devoir être des militants ou militantes. 

En tout cas, moi, je bosse à ça … 😉 

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*