Le Discours de la Servitude volontaire de La Boétie

A l’occasion d’un spectacle autour du Discours de la Servitude volontaire de La Boétie, à Genappe, j’avais envie de rassembler mes notes et quelques réflexions sur ce texte.

Et la première question à se poser est le statut qu’on donne à ce court texte, écrit par le jeune Etienne de La Boétie (je reviendrai sur son âge plus loin) dans les années 1550. 

Première option : on en fait un texte polémique lié aux événements de l’époque. C’est ce qu’en ont fait les Huguenots, les premiers à publier le texte en 1574. On est en pleine guerre des religions, et les Huguenots, protestants du Royaume de France et de Navarre, publient le texte sous le titre “Contr’Un”. Ils en font un pamphlet polémique et apologétique, pro-calviniste. On est deux ans à peine après le Massacre de la Saint-Barthélemy (1572), qui a vu la mort de près de 30.000 protestants.

Le Massacre de la Saint-Barthélemy de François Dubois, musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne.

Deuxième option : on en fait un texte atemporel, sur les thèmes classiques de la servitude, de la tyrannie, de la liberté, etc. C’est l’option que prend Montaigne. Pour rappel, La Boétie meurt très jeune, à l’âge de 32 ans, et ne connaît la publication d’aucune de ses oeuvres. C’est son ami Montaigne qui en hérite, et qui se voit chargé de la tâche de les publier. 

Et pour retirer tout caractère polémique au texte, Montaigne en vient même à exagérer un peu le jeune âge de La Boétie au moment de son écriture, puisqu’il renvoie le texte à une période où La Boétie n’aurait pas eu plus de 16 ans. Aujourd’hui, des recherches historiques ont montré que cela était impossible, et on estime que La Boétie avait entre 19 et 22 ans lorsqu’il a rédigé le Discours de la Servitude volontaire.

Quoi qu’il en soit, Montaigne fait en quelque sorte passer ce texte comme un exercice d’écolier, une dissertation d’ado, sur les thèmes et les auteurs classiques. Ca enlève tout lien avec l’actualité de l’époque… et donc tout caractère polémique.

Et d’une certaine manière, le texte a effectivement un caractère un peu “adolescent”, avec une structure un peu confuse et des parties qui semblent se contredire par moment.

Rajoutons à cela que le “Discours” de La Boétie a souffert de l’ombre d’oeuvres majeures sur les mêmes sujets, parues les siècles suivants. Et je pense là aux oeuvres de “mastodontes” de la philosophie politique comme Hobbes, Locke, Rousseau ou Montesquieu, qui ont certainement développé bien davantage les questions de la servitude, de la liberté, de la soumission à l’autorité, etc. 

Au tournant des 19è et 20è siècles, c’est la jeune science sociologique, qui prend le relai de cette question — pensons par exemple aux analyses de Weber sur l’autorité. Et juste après, les “totalitarismes” du 20è siècle ramèneront au coeur du débat intellectuel ces questions de la soumission, de l’obéissance et de la servitude des masses, avec par exemple William Reich avec sa “Psychologie des masses du fascisme” (1972) ou Deleuze et Gattari avec leur “Anti-Oedipe. Capitalisme et schizophrénie” (1972).

Mais je n’ai encore rien dit sur le texte lui-même. Qu’est-ce que La Boétie nous raconte ? 

1) Le texte débute sur l’idée que toute soumission à un maître est malheureuse, qu’il s’agisse de la soumission à un tyran, à un roi, ou à plusieurs maîtres (comme cela pourrait l’être dans une aristocratie ou une république). 

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“Il faut commencer par cesser d’être professeur pour pouvoir l’être” – Hommage à Jean-Pierre Vernant

Vernant

Le blog “Alchimie du Collège, de Mara Goyet, enseignante en Histoire-géo, en France, publie un extrait très intéressant de Jean-Pierre Vernant, à propos de la relation professeur-élève, qui rejoint assez bien mon article de 2010 “Dois-je accepter mes élèves sur Facebook ? Ou comment devenir un prof 2.0 ?“… 

Jean-Pierre Vernant est un historien et anthropologue français. Il a enseigné dans les lycées, et a été professeur au Collège de France. C’est également une grande figure de la Résistance française.

Vernant2« Un professeur fait du théâtre quand il arrive dans une classe. Mais il y a différentes manières de s’y prendre. On peut taper sur la table et faire sentir toute la distance qui sépare les élèves du professeur. On peut aussi jouer le jeu inverse, et c’est ce que je faisais quand j’enseignais au lycée : non seulement en tutoyant les élèves, mais en s’efforçant d’abolir, jusque dans sa tenue vestimentaire et son vocabulaire, tout indice d’une autorité conférée par une hiérarchie sociale. Evidemment, le professeur sait bien, quelle que soit la stratégie qu’il adopte, que ce n’est pas la même chose d’être élève et d’être professeur. Celui qui est sur le banc et celui qui est derrière le bureau n’ont pas le même statut. La stratégie de la non-distance peut être très adroite ou, au contraire, amener celui qui l’emploie à la catastrophe. Mais s’il y recourt plutôt qu’à une autre, ce n’est pas par pure stratégie. C’est parce qu’elle correspond à l’idée qu’il se fait du rapport entre maître et élève, de ce qu’est un groupe. Si on entre dans le jeu de l’abolition de la hiérarchie, ce n’est pas simplement de l’habileté, c’est aussi une esthétique, et une éthique de la relation sociale.

Il faut commencer par cesser d’être professeur pour pouvoir l’être. Cela signifie obligatoirement – à mon avis c’est une idée grecque- que toute relation sociale, avec une classe comme avec le groupe dans lequel on s’est engagé dans la Résistance, implique un ciment qui est l’amitié. Cet élément fondamental est le sentiment d’une complicité, d’une communauté essentielle sur les choses les plus importantes. Dans le rapport du professeur avec ses élèves, c’est le fait de partager une certaine idée de ce que doit être quelqu’un, d’avoir en commun une certaine forme de sensibilité, d’accueil à autrui, de s’accorder sur l’idée qu’être autre signifie aussi être semblable. »

SOURCE : Jean-Pierre Vernant, “Tisser l’amitié”, in Entre mythe et politique, Le Seuil, 1996

A mon sens, il y a 3 types de professeurs : ceux qui ont de l’autorité, ceux qui n’arrivent pas à en avoir, et ceux qui refusent de fonder leur enseignement sur une forme d’autorité de statut.

Par rapport à ma pratique en tant qu’enseignant, il y deux éléments de cet extrait dans lesquels je me reconnais particulièrement bien :

  • L’abolition de tout indice d’une autorité conférée par la hiérarchie sociale (via le vocabulaire et la tenue vestimentaire);
  • L’abolition de la hiérarchie comme éthique de la relation sociale.

Comment est-ce que je comprends cette phrase : “Il faut commencer par cesser d’être professeur pour pouvoir l’être” ? 

Les meilleurs profs sont, à mon sens, celles et ceux qui ne se prennent pas pour des “Professeurs”, mais qui veulent SIMPLEMENT et PLUS QUE TOUT, ENSEIGNER quelque chose à leurs élèves, conférant tout son sens à l’étymologie du mot “Professeur” : “celui qui enseigne“…