Ca fait maintenant quelques temps que je relis quelques classiques des années ’60. J’avais commencé avec Debord et Marcuse, et je poursuis avec Frantz Fanon, et son célèbre ouvrage “Les Damnés de la terre“.
Comme avec Debord et Marcuse, j’ai l’impression que la lecture, à l’heure actuelle, de ces classiques de la pensée contestatrice, apporte un peu de vent frais aux débats actuels. J’avoue avoir l’impression que les penseurs actuels tournent un peu en rond, avec les outils qu’ils nous proposent pour comprendre le monde présent. De débats télévisés en éditoriaux, de best-sellers en sorties médiatiques, leurs analyses non seulement manquent de prises avec le réel vécu, mais semblent incapables de susciter une mobilisation qui pourrait amener au changement social…
Bien entendu, un ouvrage qui a plus de 40 ans n’apporte pas de nouvelles réponses aux questions qu’on se pose actuellement à propos du monde social. Il permet par contre de se poser des questions différemment, d’où l’impression de vent frais. Il est évident que Fanon ne peut apporter de réponses à des situations (émeutes en banlieue, etc.) qu’il n’a pas connues, mais ce qu’il écrit sur la situation coloniale peut amener à ses poser – ou se reposer – des questions sur certaines réalités actuelles.
Ce qui m’intéresse particulièrement – et j’avoue que c’est une lecture parcellaire de Fanon – est qu’il décrit le processus par lequel le colonisé reprend le contrôle de son Etre par le processus de libération nationale. “La ‘chose’ colonisée, dit Fanon, devient homme dans le processus même par lequel il se libère” (p.40)*. A partir du moment où l’on décide de reprendre le contrôle de sa destinée sociale, on se libère. C’est précisément un processus d’Empowerment que décrit Fanon.
Dans sa préface à l’édition de 2002, Alice Cherki rappelle que Fanon percevait la situation coloniale comme un “monde aliénant qui subvertit et altère aussi bien les collectivités que les sujets dans leur devenir personnel” (p.9). L’autochtone colonisé est un “aliéné permanent dans son propre pays, (il) vit dans un état de dépersonnalisation absolu” (p.7).
La décolonisation porte sur l’être, affirme Fanon : “elle modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés d’inessentialités en acteurs privilégiés.” (p.40). La décolonisation est véritablement “création d’hommes nouveaux” : c’est le “remplacement d’une ‘espèce’ d’hommes par une autre ‘espèce’ d’hommes” (p.39).
Fanon désirait que tout homme soit sujet de son histoire et acteur politique, précise Alice Cherki (p.13). Et l’action politique selon Fanon implique de “faire comprendre aux masses que tout dépend d’elles, que si nous stagnons c’est de leur faute et que si nous avançons, c’est aussi de leur faute, qu’il n’y a pas de démiurge, qu’il n’y a pas d’homme illustre et responsable de tout, mais que le démiurge, c’est le peuple et que les mains magiciennes ne sont en définitive que les mains du peuple” (p.187). Belle leçon d’Empowerment, qui dénote avec des approches actuelles, qui déresponsabilisent le peuple. “La politisation des masses, rajoute Fanon, se propose non d’infantiliser les masses, mais de les rendre adultes” (p.173).
Et c’est très précisément dans ce processus de libération que s’inscrit la violence, qu’analyse Fanon et que justifie Sartre dans sa préface, comme le dit Alice Cherki. Cette violence, explique Fanon, “c’est l’intuition qu’ont les masses que leur libération doit se faire, et ne peut se faire que par la violence” (p.72).
« L’homme colonisé se libère dans et par la violence » (p.83).
L’analyse que propose Fanon est tout à fait originale en ce sens. En tant que psychiatre, il est capable de comprendre les ressorts psychologiques et physiques de la violence ; en tant que militant du FLN, il en comprend les enjeux collectifs. Au niveau des individus, écrit-il, “la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux.” (p.90).
Il faut un engagement politique fort ET une sérieuse assurance scientifique pour oser apporter un tel point de vue sur la violence. Mais l’absence de ce point de vue sur les violences actuelles (en banlieue par exemple, ou dans certains quartiers) invite par conséquent à faire appel à Fanon pour se poser de nouvelles questions…
La question principale que je me suis posée est précisément celle-ci : sommes-nous réellement sortis de la période coloniale, ou avons-nous seulement importé cette situation dans le pays du colonisateur ? Certaines vagues d’immigration coïncidant avec la fin des colonies, le rapport colonisateur-colonisé ne s’est-il pas déplacé du pays du colonisé vers le pays du colonisateur ?
Ou, pour affiner encore la question, la situation d’exclusion sociale vécue par certaines populations, n’est-elle pas vécue « comme » une expérience de peuple colonisé ?
L’opposition centre-ville / banlieue, ou quartier riche / quartier pauvre, est-elle “vraiment” différente du monde manichéiste, organisé par le colonialisme, tel que le décrit Fanon ? (p.81) Et si la situation est différente d’un point de vue politique, ou sociétal, l’est-elle autant au niveau du vécu de l’individu, dans son identité et dans son corps ? En tant que psychiatre, Fanon apporte dans le débat ce concept de “tension musculaire du colonisé“, qui se libère périodiquement dans des explosions sanguinaires (p.55), qui peuvent prendre la forme d’auto-destructions sanguinaires, de “conduites-suicides”, etc.
Dans de telles situations, le passage d’une “atmosphère de violence” à la “violence en action” se fait à l’occasion d’un “incident banal” : “Les démonstrations, les exercices belliqueux, cette odeur de poudre qui, maintenant, charge l’atmosphère, ne font pas reculer le peuple. Ces baïonnettes et ces canonnades renforcent son agressivité. Une atmosphère de drame s’installe, où chacun veut prouver qu’il est prêt à tout. C’est dans ces circonstances que le coup part tout seul car les nerfs sont fragilisés” (p.70). “Un incident banal et le mitraillage commence” (p.70).
En 2005, lors des émeutes en banlieues françaises, le rappeur MacTyre associait, lors d’une émission télévisée, le fait de brûler son propre quartier, ses propres voitures, à des tentatives de suicide. Et je crois que c’est le seul à avoir fait ce rapprochement. (La vidéo : à 2:36)
C’est que selon Fanon, la situation coloniale crée une atmosphère de violence également entre colonisés, du moins avant qu’une prise de conscience canalise la violence vers les luttes de libération. “La tension musculaire du colonisé, dit-il, se libère périodiquement dans des explosions sanguinaires (…). On verra le colonisé sortir son couteau au moindre regard hostile ou agressif d’un autre colonisé. Car la dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère“. David Praile** avait observé, à Bruxelles, le même type de comportement hostile, de défi et d’affrontement interpersonnel, dans les conduites de jeunes bruxellois d’origine maghrébine, vivant dans un des quartiers les plus défavorisés de la capitale belge. Marginalisés, exclus du monde du travail, en décrochage scolaire, ces jeunes trouvent dans ces affrontements interpersonnels, une manière de préserver un sens de l’honneur, une identité, sociale et sexuelle, d’ “homme d’honneur”… “Toute colonie, écrit Fanon, tend à devenir une immense basse-cour, un immense camp de concentration où la seule loi est celle du couteau” (p.296). Et dans ce contexte, les héros du peuple, écrit Fanon, sont souvent des bandits (p.68), comme plus récemment Jacques Mesrine, Tony Montana, etc.
Aborder la situation coloniale du point de vue du colonisé, avec une approche psychiatrique, c’est décrire une situation de “domination sociale“, c’est décrire ce qui se joue dans la tête et dans le corps du dominé, comme Bourdieu a pu le faire plus récemment. En situation coloniale, tous les efforts sont faits, constate Fanon, pour que le colonisé “confesse l’infériorité de sa culture” (p.225), et par là sa propre infériorité. Le but était d’ “enfoncer dans la tête des indigènes que le départ du colon signifierait pour eux retour à la barbarie” (p.201).
Par conséquent, le colonialisme est décrit, par Fanon, en termes psychanalytiques, d’une manière qui n’est probablement pas étrangère au rapport entre l’Etat et ses populations les plus défavorisées et stigmatisées à l’heure actuelle :
« Sur le plan de l’inconscient, le colonialisme ne cherchait donc pas à être perçu par l’indigène comme une mère douce et bienveillante qui protège l’enfant d’un environnement hostile, mais bien sous la forme d’une mère qui, sans cesse, empêche un enfant fondamentalement pervers de réussir son suicide, de donner libre cours à ses instincts maléfiques. La mère coloniale défend l’enfant contre lui-même, contre son moi, contre sa physiologie, sa biologie, son malheur ontologique » (p.201).
De ce point de vue, Fanon dégage des “pathologies mentales produites directement par l’oppression“, ce dont on ne parle plus trop à l’heure actuelle. En terme d’identité, par exemple, le colonialisme accule le peuple, selon Fanon, à se poser constamment la question : “Qui suis-je en réalité ?“.
“Qui suis-je en réalité ?” est précisément une question que se posent de nombreux jeunes que l’on catégorise comme “issus de l’immigration”, comme si cela signifiait qu’ils n’étaient jamais “vraiment” des nationaux… Les personnes immigrées savent d’où elles viennent. Mais qu’en est-il de leurs enfants ? Je me rappelle de discussion très intéressantes avec mes élèves lorsque j’étais enseignant, à propos des notions d’ “étranger” et d’ “immigré”. Beaucoup se considéraient comme des “étrangers ” et/ou des “immigrés”, alors qu’étant nés en Belgique et ayant la nationalité belge, ils n’étaient ni “étrangers”, ni “immigrés”. Pour certains, c’était la première fois qu’ils prenaient conscience qu’ils étaient Belges et non-immigrés… Cette prise de conscience, contre le discours dominant qui exclut, doit être le prémisse de l’affirmation “nous sommes ici chez nous et nous y avons notre place“, dont parlait Pascal Boniface dans son entretien avec le rappeur Médine.
“On ne peut avancer résolument que si l’on prend conscience de son aliénation“, écrit Fanon (p.215). “Les Damnés de la terre” peut aider à se reposer les questions relatives aux inégalités sociales, à la stigmatisation des populations immigrées, à la montée du racisme, dans un contexte social qu’on pourrait réfléchir comme un monde colonial déplacé, où le rapport colonisateur – colonisé se maintient sur l’espace géographique du colonisateur…
C’est surtout un outil extrêmement intéressant pour se poser la question de l’Empowerment, et de la manière dont un peuple dominé peut se libérer de l’aliénation, et se construire en hommes conscients et souverains.
Les années ’60 ont produit de nombreuses tentatives de théorisation et de mobilisation autour de l’idée d’ “Hommes libres”, d’ “Hommes nouveaux”, émancipés, désaliénés, etc., peut-être serait-ce intéressant qu’une telle perspective refasse surface à l’heure actuelle ?
* Les numéros de page renvoient à l’édition de 2002, aux Editions La Découverte & Syros : FANON, Frantz. (2002). Les damnés de la terre. Préface de Jean-Paul Sartre (1961). Préface d’Alice Cherki et postface de Mohammed Harbi (2002), Paris : Editions La Découverte & Syros.
** PRAILE David. (2000). “L’honneur naufragé dans l’hyper-modernité : de la socialisation paradoxale de quelques jeunes molenbeekois d’origine maghrébine”, in Bajoit, G;, Digneffe, F., Jaspard J.-M., & Nollet de Brauwere, Q., Jeunesse et société. La socialisation des jeunes dans un monde en mutation, Bruxelles : De Boeck & Larcier, pp. 367-374.
Merci pour cette lecture je replongerait dans ce livre que je n’ai pas fini!
Les Damnés de la Terre
D’après les écrits de Frantz Fanon* Un spectacle de Jacques Allaire
* Recueil des Œuvres de Frantz Fanon Peau noire, masques blancs, L’An V de la révolution, Les Damnés de la terre, Pour la révolution africaine © Editions La découverte
Durée envisagée : 2h15
Scénographie : Jacques Allaire et Dominique Schmitt Lumière : Christophe Mazet
Son : Guillaume Allory et Jacques Allaire
Costumes et accessoires: Wanda Wellard et Guillaume Allory
Avec Mounira Barbouch, Lamya Regragui, Amine Adjina, Mohand Azzoug, Jean-Pierre Baro, Criss Niangouna
Production : Le TARMAC, La scène internationale francophone.
Coproduction : La commune de Lattes – Théâtre Jacques Cœur, Théâtre des trois ponts – Castelnaudary, Théâtre du Beauvaisis – Scène nationale de l’Oise en préfiguration, Théâtre des 13 Vents – CDN Languedoc-Roussillon Montpellier, Théâtre Jean Vilar – Montpellier, « Le manège.mons » Scène transfrontalière de création et de diffusion – Mons.
Aides : DRAC Ile-de-France – Aide à la création, DRAC Languedoc-Roussillon – Aide à la résidence Région Languedoc-Roussillon, Arcadi – établissement culturel d’Île-de- France – Aide à la production.
Le texte a reçu l’Aide à la création du Centre national du Théâtre.
Résidences de création : Théâtre Jacques Cœur (Lattes), Théâtre des Trois Ponts (Castelnaudary), Le TARMAC – La scène internationale francophone (Paris).
Création en ouverture de saison au TARMAC, La Scène Internationale Francophone, du 5 novembre au 6 décembre 2013, pour une série de 29 représentations.
Tournée :
– 5 novembre au 6 décembre 2013
TARMAC, Paris
– 30 janvier 2014 : Théâtre Jacques Cœur – Lattes
– 11 février 2014 : L’Estive – Scène nationale de Foix et de l’Ariège
– 13 février 2014 : Théâtre des Trois Ponts – Castelnaudary
– 11 et 12 mars 2014 : Théâtre du Beauvaisis – Beauvais
– du 18 au 21 mars 2014 : Théâtre Jean Vilar – Montpellier, en co- réalisation avec le Théâtre des 13 Vents – CDN de Montpellier
– en cours de programmation : Le Manège.Mons – Scène Transfrontalière de création et de diffusion
Ce spectacle s’inscrit dans un diptyque autour de la question de l’aliénation : 1er volet : Je suis encore en vie inspiré
Création à Beauvais, Théâtre en Beauvaisis en janvier 2013. Reprise au TARMAC, du 14 au 24 janvier 2014 et en tournée en 2014. 2ème volet : Les Damnés de la terre à partir des écrits de Frantz Fanon.
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