Parmi les plus belles pages d’humanisme : la conclusion de “Peau noire, masques blancs” de Frantz Fanon

J’avais envie de vous partager certaines des plus belles pages d’humanisme que j’ai eu l’occasion de lire. Et que j’ai lues et relues depuis des années. Il s’agit de la conclusion de Frantz Fanon à un de ses livres majeurs « Peau noire, masques blancs » (1952).

Je vous invite à lire ces pages vous-mêmes, parce que c’est admirablement bien écrit. Mais en voici une sorte de synthèse (toutes les parties entre guillemets sont des extraits). Et vous allez voir que c’est un discours aux antithèses des discours identitaires actuels.

En huit pages magnifiques, Frantz Fanon construit, selon ses mots, les “conditions d’existence idéales d’un monde humain”, dans lequel ni les Blancs, ni les Noirs, ne sont renvoyés à leur couleur de peau, et en particulier au passé de la domination de l’un sur l’autre.

Il débute sa conclusion sur une distinction entre l’aliénation vécue par les intellectuels (comme lui : il parle d’un “docteur en médecine d’origine guadeloupéenne”), et l’aliénation vécue par les ouvriers noirs du port d’Abidjan.

Les quelques camarades ouvriers que j’ai eu l’occasion de rencontrer à Paris, écrit-il, ne se sont jamais posé le problème de la décou­verte d’un passé nègre. Ils savaient qu’ils étaient noirs, mais (…) cela ne change rien à rien.” Et il rajoute : “En quoi ils avaient fichtrement raison“.

Par là, et avec plusieurs autres exemples, il critique les tentations d’aller chercher dans l’Histoire des preuves de l’humanité des peuples de peau noire :

La découverte de l’existence d’une civilisation nègre au XVe siècle ne me décerne pas un brevet d’humanité. Qu’on le veuille ou non, le passé ne peut en aucune façon me guider dans l’actualité.

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Exemple de différence en théorie et pratique n°45672 : le “racisme anti-blanc”.

Est-ce que le racisme est systémique et structurel ? Oui, le racisme s’inscrit dans une relation de domination d’un groupe sur un autre. C’est un ordre social qui produit et reproduit des inégalités (d’accès à l’emploi, au logement, à l’enseignement) à partir de la couleur de peau et/ou de l’origine ethnique (parfois de la religion, de l’origine géographique, etc.). Donc, ce n’est pas symétrique : le racisme, inscrit dans les structures sociales (qu’on peut observer en termes d’accès à l’emploi, etc.), relevant de la domination d’un groupe sur un autre (“racisme anti-noir” pour faire simple), n’est pas la même chose que les réactions des populations dominées envers le groupe dominant (“racisme anti-blanc”).

(Un bon petit livre sur le sujet : “La mécanique raciste” de Pierre Tevanian, 2008).

Mais dans le pratique, je ne serai pas plus votre pote si vous n’aimez pas les Blancs que si vous n’aimez pas les Noirs. On ne sera pas plus pote si vous êtes juif et que vous n’aimez pas les musulmans, ou si vous êtes musulman et n’aimez pas les juifs. Et même chose, je ne serai pas plus pote avec un homo hétérophobe qu’avec un hétéro homophobe.

En bref, si vous avez cette légère tendance à classer les gens sur leur couleur de peau, leur origine ethnique, leur religion, leur sexe ou leur sexualité, à faire des généralisations au sein de ces groupes, et à développer des comportements discriminatoires et/ou haineux à leur encontre… on a peu de chances d’être potes, que vous soyez dans un groupe dominé ou dans un groupe dominant. Dans ma vie quotidienne, je jugerai de la même manière les différentes formes de racisme.

Et je rajouterais encore que 99% des discussions sur le sujet dans les médias opposent des intellectuels qui expliquent des phénomènes (structurels), et des individus qui parlent de leur vécu et des principes qui les guident dans leur vie quotidienne. Ces discussions ne servent à rien…

Brève réflexion sur un sondage de YouGov et sur la montée des totalitarismes d’Hannah Arendt

Le mois dernier, YouGov* publiait un sondage sur les enjeux principaux auxquels l’Europe était confrontée. Et dans quasi tous les pays, c’est l’immigration qui arrive en tête !
… Autrement dit, dans chaque pays, les habitants pensent que le problème principal de l’Europe actuellement, c’est l’immigration.

Il y a un livre qu’il faudrait absolument relire à l’heure actuelle, c’est “Les origines du totalitarisme” de Hannah Arendt, ouvrage initialement publié en 1951, dans lequel la philosophe allemande essaye d’analyser les conditions qui ont amené les totalitarismes du 20ème siècle et leurs conséquences dramatiques.

L’un des thèmes sous-jacents est que les totalitarismes sont apparus dans des contextes de crise de légitimité des systèmes en place. Elle décrit :

  • Des masses de population qui ne se reconnaissent plus dans aucun parti (p. 311)**, ni dans la classe dirigeante (pp. 312-313) qu’elles perçoivent comme corrompue (p. 353) et décadente (p. 468).
  • Des masses d’individus isolés, atomisés (p. 323) qui ne composent plus un groupe solidaire, et qui sont généralement insatisfaits et sans réel espoir (p. 315).

Dans ces conditions-là, les masses vont avoir tendance d’une part à se tourner vers des “leaders forts” à qui ils vont accorder toute leur confiance, et d’autre part à orienter leur rancoeur vers celles et ceux que ces leaders leur indiquent comme responsables de cette situation décadente (le fait que ce ne soit plus comme avant). En l’occurence à l’époque, les Juifs, principalement.

  • Pensez aux leaders européens (et mondiaux) qui sont en train d’arriver au pouvoir, et aux discours qu’ils ont, quasi systématiquement orientés contre l’immigration.
  • … Et voyez les chiffres ci-dessous de YouGov qui confirment que l’immigration est déjà perçue comme le problème principal.
  • Pensez à quelle classe dirigeante installée, et généralement perçue comme déconnectée (et parfois corrompue) s’opposent quasi systématiquement ces leaders forts.
  • … Et voyez cette population toujours plus grande qui ne se reconnaît plus dans cette classe dirigeante et dans ses institutions.

Beaucoup de conditions qui ont été propices à la montée des totalitarismes selon Arendt sont déjà présentes…

La question est : Comment est-ce qu’on peut se servir de cette analyse majeure de ce qui est arrivé le siècle passé, comme d’une mise en garde ?

Sans ça, je crois qu’on court droit à la catastrophe. Les collapsologues de tous bords devraient aussi relire Hannah Arendt.

Une phrase-clé des 500 pages de l’ouvrage est, à mon sens, celle-ci :

“Les masses détestent la société dont elles se sentent exclues, autant que les parlements dans lesquels elles ne sont pas représentées” (p. 107).

Aujourd’hui, la participation est très certainement une dimension fondamentale pour éviter la montée des totalitarismes.

Ne pas nier la préoccupation de la population vis-à-vis de l’immigration (ce qu’a tendance à faire une certaine frange “bobo” de la population), mais s’attaquer aux conditions qui amènent à considérer l’Autre (qu’il soit Juif, migrant, Arabe…) comme la cause du déclin de notre système.

Il faut un nouveau paradigme de société, et non pas un abandon dans des solutions faciles qui ne pourront conduire qu’à d’autres catastrophes.

A lire :

* On peut tout à fait se méfier de YouGov, aussi bien vis-à-vis de ses méthodes d’enquête (en ligne), que vis-à-vis d’une certaine proximité avec les Conservateurs anglais, mais au même titre que tout institut de sondage.

** Les numéros de page correspondent à l’édition anglaise à laquelle je me réfère : “Arendt, H. 1962. “The Origins of Totalitarism”, Cleveland and New-York : Meridian Books.

Brève réflexion sur l’interdiction du burkini

wannsee

Dans le livre “The Law in Nazi Germany: Ideology, Opportunism, and the Perversion of Justice” (2013), les deux auteurs, Steinweis & Rachlin, expliquent que le 22 août 1933, l’Allemagne nazie interdisait l’accès aux piscines et aux plages, aux personnes juives, comme par exemple la célèbre plage Wannsee, à Berlin (photo ci-dessus).

Dans ses “Réflexions sur la question juive” (1946), Jean-Paul Sartre interprète cette interdiction comme la croyance nazie selon laquelle la piscine entière serait “polluée” si un “corps juif” y plongeait… Mais Steinweis & Rachlin pensent qu’au-delà de cette obsession délirante pour la pureté, il s’agissait d’une volonté d’être “entre Aryens” sur la plage, sans contact avec des Juifs.

Ils relèvent d’ailleurs que cela n’était pas nouveau. Au 19ème siècle, sous le règne de Wilhelm II, entre 1890 and 1918, une chanson circulait déjà sur les plages de l’île allemande de Borkum (en mer du nord) :

“À Borkum, seul l’esprit allemand est en vigueur,
et seul l’allemand est notre bannière.
Nous maintenons pur l’honneur
De la Germanie et pour toujours!
Mais celui qui s’approche avec ses pieds plats,
Avec son nez crochu et ses cheveux crépus,
Celui-ci ne peut pas profiter de la plage.
Il doit partir ! il doit partir !”

C’est ce qu’on appelle, en allemand, le “Bäder Antisemitismus”, une expression qui désigne l’antisémitisme qui sévissait dans les stations balnéaires allemandes, avant l’arrivée du nazisme au pouvoir. En Autriche, on parle de “Sommerfrischen-Antisemitismus”, c’est-à-dire l’”antisémitisme des stations estivales”.

Le mardi 16 août 2016, une femme de 34 ans, portant un hijab, se voit demander par la police municipale de quitter la plage de Cannes, où elle se trouve avec son enfant, ou de payer une contravention. Autour d’elle, certains la défendent. Mais beaucoup se lâchent :

– “J’ai entendu des choses que l’on ne m’avait jamais dites en face, comme ‘rentrez chez vous !’ ‘Madame, la loi c’est la loi, on en a marre de ces histoires’, ‘Ici, on est catholiques !'”

Derrière cette histoire de burkini, est-ce que la plage ne devient pas un espèce de lieu d’ “entre-soi” où pour certains, se délasser signifie “être avec des gens qui me ressemblent et surtout pas avec celles et ceux qui me sont étrangers” ? N’est-ce pas une manifestation de la xénophobie (donc la “peur de ce qui est étranger”) qui se développe actuellement, en partie à la suite des attentats ?
Comment expliquer qu’il y ait un terme spécifique pour qualifier l’antisémitisme des stations balnéaires ? Comment expliquer que la question du voile reprenne autant de vigueur sur un lieu aussi a-politique, a priori, qu’une plage de vacances ?

Relire Frantz Fanon aujourd’hui. Sommes-nous sortis de la situation coloniale ?

Fanon

Ca fait maintenant quelques temps que je relis quelques classiques des années ’60. J’avais commencé avec Debord et Marcuse, et je poursuis avec Frantz Fanon, et son célèbre ouvrage “Les Damnés de la terre“.

Comme avec Debord et Marcuse, j’ai l’impression que la lecture, à l’heure actuelle, de ces classiques de la pensée contestatrice, apporte un peu de vent frais aux débats actuels. J’avoue avoir l’impression que les penseurs actuels tournent un peu en rond, avec les outils qu’ils nous proposent pour comprendre le monde présent. De débats télévisés en éditoriaux, de best-sellers en sorties médiatiques, leurs analyses non seulement manquent de prises avec le réel vécu, mais semblent incapables de susciter une mobilisation qui pourrait amener au changement social…

Damnés de la terreBien entendu, un ouvrage qui a plus de 40 ans n’apporte pas de nouvelles réponses aux questions qu’on se pose actuellement à propos du monde social. Il permet par contre de se poser des questions différemment, d’où l’impression de vent frais. Il est évident que Fanon ne peut apporter de réponses à des situations (émeutes en banlieue, etc.) qu’il n’a pas connues, mais ce qu’il écrit sur la situation coloniale peut amener à ses poser – ou se reposer – des questions sur certaines réalités actuelles.

Ce qui m’intéresse particulièrement – et j’avoue que c’est une lecture parcellaire de Fanon – est qu’il décrit le processus par lequel le colonisé reprend le contrôle de son Etre par le processus de libération nationale. “La ‘chose’ colonisée, dit Fanon, devient homme dans le processus même par lequel il se libère” (p.40)*. A partir du moment où l’on décide de reprendre le contrôle de sa destinée sociale, on se libère. C’est précisément un processus d’Empowerment que décrit Fanon. Continue reading Relire Frantz Fanon aujourd’hui. Sommes-nous sortis de la situation coloniale ?