Brève réflexion sur un sondage de YouGov et sur la montée des totalitarismes d’Hannah Arendt

Le mois dernier, YouGov* publiait un sondage sur les enjeux principaux auxquels l’Europe était confrontée. Et dans quasi tous les pays, c’est l’immigration qui arrive en tête !
… Autrement dit, dans chaque pays, les habitants pensent que le problème principal de l’Europe actuellement, c’est l’immigration.

Il y a un livre qu’il faudrait absolument relire à l’heure actuelle, c’est “Les origines du totalitarisme” de Hannah Arendt, ouvrage initialement publié en 1951, dans lequel la philosophe allemande essaye d’analyser les conditions qui ont amené les totalitarismes du 20ème siècle et leurs conséquences dramatiques.

L’un des thèmes sous-jacents est que les totalitarismes sont apparus dans des contextes de crise de légitimité des systèmes en place. Elle décrit :

  • Des masses de population qui ne se reconnaissent plus dans aucun parti (p. 311)**, ni dans la classe dirigeante (pp. 312-313) qu’elles perçoivent comme corrompue (p. 353) et décadente (p. 468).
  • Des masses d’individus isolés, atomisés (p. 323) qui ne composent plus un groupe solidaire, et qui sont généralement insatisfaits et sans réel espoir (p. 315).

Dans ces conditions-là, les masses vont avoir tendance d’une part à se tourner vers des “leaders forts” à qui ils vont accorder toute leur confiance, et d’autre part à orienter leur rancoeur vers celles et ceux que ces leaders leur indiquent comme responsables de cette situation décadente (le fait que ce ne soit plus comme avant). En l’occurence à l’époque, les Juifs, principalement.

  • Pensez aux leaders européens (et mondiaux) qui sont en train d’arriver au pouvoir, et aux discours qu’ils ont, quasi systématiquement orientés contre l’immigration.
  • … Et voyez les chiffres ci-dessous de YouGov qui confirment que l’immigration est déjà perçue comme le problème principal.
  • Pensez à quelle classe dirigeante installée, et généralement perçue comme déconnectée (et parfois corrompue) s’opposent quasi systématiquement ces leaders forts.
  • … Et voyez cette population toujours plus grande qui ne se reconnaît plus dans cette classe dirigeante et dans ses institutions.

Beaucoup de conditions qui ont été propices à la montée des totalitarismes selon Arendt sont déjà présentes…

La question est : Comment est-ce qu’on peut se servir de cette analyse majeure de ce qui est arrivé le siècle passé, comme d’une mise en garde ?

Sans ça, je crois qu’on court droit à la catastrophe. Les collapsologues de tous bords devraient aussi relire Hannah Arendt.

Une phrase-clé des 500 pages de l’ouvrage est, à mon sens, celle-ci :

“Les masses détestent la société dont elles se sentent exclues, autant que les parlements dans lesquels elles ne sont pas représentées” (p. 107).

Aujourd’hui, la participation est très certainement une dimension fondamentale pour éviter la montée des totalitarismes.

Ne pas nier la préoccupation de la population vis-à-vis de l’immigration (ce qu’a tendance à faire une certaine frange “bobo” de la population), mais s’attaquer aux conditions qui amènent à considérer l’Autre (qu’il soit Juif, migrant, Arabe…) comme la cause du déclin de notre système.

Il faut un nouveau paradigme de société, et non pas un abandon dans des solutions faciles qui ne pourront conduire qu’à d’autres catastrophes.

A lire :

* On peut tout à fait se méfier de YouGov, aussi bien vis-à-vis de ses méthodes d’enquête (en ligne), que vis-à-vis d’une certaine proximité avec les Conservateurs anglais, mais au même titre que tout institut de sondage.

** Les numéros de page correspondent à l’édition anglaise à laquelle je me réfère : “Arendt, H. 1962. “The Origins of Totalitarism”, Cleveland and New-York : Meridian Books.

Brève réflexion sur la proposition de Théo Francken sur l’arrestation des étrangers en séjour illégal

Aujourd’hui, se pose en Belgique la question de savoir si la Police peut pénétrer dans un domicile privé pour arrêter un étranger en séjour illégal, dans le domicile de l’étranger en question, ou dans le domicile des personnes qui l’hébergent. Les magistrats refusent : cette mesure impliquerait une intervention judiciaire (avec juge d’instruction) pour des personnes qui font l’objet d’une procédure administrative, et pas judiciaire.

… En fait, cette question s’est déjà posée, à Bruxelles, dans des termes très similaires. C’était en 1942.

L’occupant allemand exige effectivement que la police bruxelloise procède aux arrestations de Juifs qui n’ont pas répondu à la convocation à comparaître à la visite médicale ou au bureau d’embauchage. Jules Coelst, Bourgmestre de Bruxelles faisant fonction à l’époque, refuse l’ordre de l’occupant allemand et écrit, dans une lettre du 6 juin 1942 : “Je me fais un devoir de vous informer, ainsi que je l’ai déjà écrit auparavant à une autre autorité allemande, que la police communale en Belgique est purement administrative et créée uniquement pour maintenir l’ordre public. (…) Si l’arrestation doit avoir lieu pour crime ou délit, c’est à la police judiciaire d’intervenir, qui, elle, est sous la direction de M. le Procureur du Roi”.

Coelst argumente son refus en disant que dans ce cas précis, il n’est pas responsable car l’ordre public n’est pas menacé.

Finalement, ce sont les Allemands eux-mêmes qui exécuteront la plupart des rafles de 1942 à Bruxelles.

[Extrait] : “Ce 3.9.42, vers 20,30 heures, des nombreux policiers allemands ont établi un barrage r/Blaes-Miroir, Tanneurs, rue de la Querelle, Vanderhaegen, terreNeuve, boulevard du Midi. D’autres se sont répandus dans les rues se trouvant dans cet îlot. Ils se sont introduits dans les maisons et y ont arrêté toutes les personnes juives sans distinction d’âge ni de sexe. Ces personnes ont été embarquées et conduites par des camions allemands vers un endroit ignoré”. Les policiers bruxellois ne sont pas intervenus “activement” dans les arrestations.

Source : Majerus, B. (2003). Logiques administratives et persécution anti-juive. La police bruxelloise et les arrestations de 1942, Cahiers d’histoire du temps présent, n° 12, pp. 181-217.
A lire ici : http://www.cegesoma.be/…/cht…/chtp12_006_Dossier_Majerus.pdf

Photo : Rafle opérée en 1943 dans le cadre de la lutte contre le marché noir par la police de Bruxelles dans le quartier des Marolles. (Photo CEGES)