Pourquoi il faut limiter le pouvoir des dirigeants. Pourquoi nos Etats ne sont pas libres. Pourquoi il faut de la morale en Politique… et plein d’autres questions actuelles. Le texte “Sur la Constitution” de Robespierre

Petite plongée dans un texte qui défend le peuple contre les élites ! Autrement dit, un texte qui serait perçu, aujourd’hui, comme du vilain populisme ! Imaginez un peu : pointer les vices des dirigeants, et les risques inhérents au pouvoir d’abandonner l’intérêt public au profit de son intérêt personnel. Aujourd’hui, on vous dira que ce « tous pourris » fait le jeu de l’extrême-droite et blah blah blah…

… Sauf que ce texte est de Robespierre (1758-1794), une figure majeure de la Révolution française, surnommé « L’Incorruptible », grand défenseur de la séparation des pouvoirs, du suffrage universel, de la liberté de la presse, etc. Bien sûr, Robespierre a toujours été un personnage controversé. Disons que je mets ça ici de côté, pour m’intéresser à son discours du 10 mai 1793 : « Sur la constitution ». Je vous invite quand même à lire cet article, paru dans Le Monde diplomatique, qui explique les raisons des controverses sur Robespierre, et qui conclut sur une réhabilitation de celui-ci…

Commençons par le début. A quoi sert une constitution pour Robespierre ?

« Le premier objet de toute constitution doit être de défendre la liberté publique et individuelle contre le gouvernement lui-même. »

Le point de départ est là : la loi ne doit donc pas tant éviter l’insurrection du peuple ; elle doit d’abord limiter le pouvoir des délégués et mandataires.

On sait que Robespierre était LE grand défenseur du peuple, dans la période qui a suivi la Révolution française – et cela est précisément au cœur des controverses qui le concernent.

La maxime, qu’il décrit comme « incontestable » et qui guide sa vision de ce que doit être une constitution, est celle-ci :

« Que le peuple est bon, et que les délégués sont corruptibles ; que c’est dans la vertu et dans la souveraineté du peuple qu’il faut chercher un préservatif contre les vices et le despotisme du gouvernement. »

In-con-test-able, selon lui, cette maxime ! Et il précise, dans un bref parcours historique, en guise d’introduction, que « jamais les maux de la société ne viennent du peuple, mais du gouvernement. » Pour Robespierre, l’intérêt du peuple, c’est le « bien public », alors que l’intérêt de « l’homme en place » (comprenez le mandataire politique) est un « intérêt privé ».

Ouch ! Exactement l’inverse de ce qu’on nous dit actuellement. Il faut dire que Robespierre exprime cela, avant la création des grandes machines politiques de la période moderne, que sont les « partis », et qui ont été capables de nous imposer cette idée que les mandataires politiques sont mus par l’intérêt général. Ce fameux « fétichisme politique » si bien décrit par Bourdieu.

Bref, Robespierre récuse l’illusion d’un « peuple insensé et mutin » et de « fonctionnaires publics essentiellement sages et vertueux ». Pour lui, c’est clairement l’inverse qu’a montré l’Histoire :

« Rappelez-vous le sublime dévouement des soldats et les infâmes trahisons des généraux, le courage invincible, la patience magnanime du peuple, et le lâche égoïsme, la perfidie odieuse de ses mandataires ».

(A mon sens, c’est une question d’évolution des sociétés, la vision de Robespierre est trop « statique » : c’est dans les moments de crise du système que les mandataires sont les plus égoïstes et perfides… mais ce sera l’objet d’une autre publication).

Si le vice vient des dirigeants, la constitution doit donc limiter leur pouvoir. Tout le reste du texte présente donc des mesures concrètes pour ce faire. Robespierre parle des « digues » qui doivent « défendre la liberté publique contre les débordements de la puissance des magistrats » (la liberté publique : comprenez « la liberté du public », donc la liberté de la population).

Vous allez voir que la plupart des mesures proposées restent fort d’actualité.

La première règle que cite Robespierre est la réduction de la durée des mandats, « en appliquant surtout ce principe à ceux dont l’autorité est plus étendue », précise-t-il.

Deuxième règle : « Que nul ne puisse exercer en même temps plusieurs magistratures ». Autrement dit, ce qu’on appelle aujourd’hui, le « décumul », fer de lance de Cumuleo en Belgique.

Si on « décumule », cela implique donc davantage de mandataires (autant de mandats, mais occupés par davantage de mandataires) ? Exact !, pour Robespierre. Et c’est sa troisième règle : « Que le pouvoir soit divisé : il vaut mieux multiplier les fonctionnaires publics que de confier à quelques-uns une autorité trop redoutable ».

On sait que Robespierre était un grand défenseur de la division des pouvoirs. C’est l’objet de sa quatrième règle : « Que la législation et l’exécution soient séparées soigneusement ».

Enfin, cinquième règle : les diverses branches de l’exécution doivent être le plus distinguées possibles et « confiées à des mains différentes ». Pas de ministre, donc, à la fois en charge de l’Enseignement, de la Famille, de l’Emploi, de l’Environnement, des Transports, de la Plongée sous-marine, et du Poulet basquaise.

De manière cohérente avec le fait de ne pas concentrer trop de pouvoir dans les mains des mêmes dirigeants, Robespierre se méfiait de la mainmise des mandataires sur l’argent public :

« Eloignez de leurs mains le trésor public »

Il rajoute : « Vous vous garderez bien de remettre à ceux qui gouvernent des sommes extraordinaires sous quelque prétexte que ce soit, surtout sous le prétexte de former l’opinion ».

C’est quelque chose qui a toujours beaucoup inquiété nos ancêtres, aussi bien chez les Romains que chez les Grecs : que les mandataires puissent se servir de leur fonction (et des moyens publics qui y sont liés) pour se faire réélire. Aujourd’hui, dans une campagne électorale, les partis en place bénéficient de donations publiques, alors que les petits partis émergents n’ont rien. Cherchez l’erreur.

Cette première partie du texte se termine sur ce rappel :

« Ne perdez jamais de vue que c’est à l’opinion publique de juger les hommes qui gouvernent, et non à ceux-ci de maîtriser et de créer l’opinion publique ».

… Le pouvoir est donc dans les mains du peuple. Les dirigeants sont, en tant que représentants du peuple, à son service.

Robespierre poursuit directement avec cette maxime, qui serait considérée comme « libertarienne » aujourd’hui :

« La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société ; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile ».

Il dit : « Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner » ; laissez aux individus, aux familles le droit de faire ce qui ne nuit point à autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient pas essentiellement à l’administration générale de la république ; en un mot, rendez à la liberté individuelle tout ce qui n’appartient pas naturellement à l’autorité publique, et vous aurez laissé d’autant moins de prise à l’ambition et à l’arbitraire ».

On retrouve cette idée, que j’ai déjà montré ici à propos de Cicéron, selon laquelle plus il y a de lois, plus il y a de place à la manipulation, au lobbying, à la tricherie.

Robespierre défend d’ailleurs une simplification du code civil : plus le droit est étendu, plus il y a de « despotisme judiciaire ».

Ce qui est très clair, chez Robespierre, c’est que la puissance des gouvernements est antagoniste à la liberté et au bonheur des peuples.

Mais que se passe-t-il si certains ne suivent pas ces mesures, si les digues prévues par Robespierre sont franchies ?

« La Constitution doit s’appliquer surtout à soumettre les fonctionnaires publics à une responsabilité imposante ».

Pour Robespierre, l’ « impunité » est ce qui crée le crime. Le mandataire doit craindre la sanction du peuple. Sinon, « le peuple est toujours asservi dès qu’il n’est plus craint ».

C’est une précision importante : c’est au final la capacité de la population à demander des comptes aux dirigeants qui fonde la nature de la relation entre mandants et mandataires, qui est au service de qui, qui asservit qui

Et il y a, pour Robespierre, deux espèces de responsabilité : « l’une que l’on peut appeler morale, et l’autre physique ».

La « responsabilité morale » renvoie à l’idée de « publicité », qu’on traduirait aujourd’hui par « transparence » :

« La nation entière a le droit de connaître la conduite de ses mandataires. Il faudrait, s’il était possible, que l’assemblée des délégués du peuple délibérât en présence du peuple entier (…). Sous les yeux d’un si grand nombre de témoins ni la corruption, ni l’intrigue, ni la perfidie n’oseraient se montrer ; la volonté générale serait la seule consultée : la voix de la raison et de l’intérêt serait seule entendue ».

Robespierre défendait donc une délibération «  à haute voix » : « la publicité est l’appui de la vertu, la sauvegarde de la vérité, la terreur du crime, le fléau de l’intrigue. »

« Les hommes libres veulent avoir le peuple pour témoin de leurs pensées ».

Evidemment, matériellement, c’est compliqué de rassembler tout le peuple pour qu’il assiste aux délibérations. Robespierre imagine un « édifice vaste et majestueux, ouvert à douze mille spectateurs », mais se rend compte que c’est impossible. Il conclut sur ce point en disant qu’il faut que l’on délibère « sous les yeux de la plus grande multitude possible de citoyens ».

Aujourd’hui, c’est tout à fait possible ! Les moyens de communication permettent tout à fait que chaque assemblée soit filmée, et que tout document soit disponible par tout citoyen. C’est ce que défend le collectif Transparencia en Belgique.

Et Robespierre était très prévoyant : comment se pourrait-il que le peuple assiste aux assemblées publiques s’il n’en a pas le temps ? Et s’il n’y comprend rien ? Vous voyez comme ces questions restent d’actualité ? Le manque de temps et la complexité des dossiers sont les freins principaux aux mouvements participatifs !

Il faut faire en sorte, pour Robespierre, que le peuple puisse assister aux assemblées publiques, « car lui seul est l’appui de la liberté et de la justice ». Pour cela, Robespierre propose d’indemniser « l’homme qui vit de son travail, lorsqu’il assiste aux assemblées publiques ». Et pour la compréhension des débats, il faut que « les formes des délibérations soient aussi simples, aussi abrégées qu’il est possible ».

Qu’importe que la loi rende « un hommage hypocrite à l’égalité des droit », dit Robespierre, si la « nécessité » (donc les moyens de subsistance) forcent « la partie la plus saine et la plus nombreuse du peuple à y renoncer ». Aujourd’hui, on pourrait paraphraser Robespierre, avec un :

« Qu’importe les hommages hypocrites à la participation citoyenne, si les citoyens n’ont pas le temps de participer ».

Interrogatoire de Louis XVI

Et pour finir, la responsabilité morale implique également que « les agents du gouvernement rendent, à des époques déterminées et assez rapprochées, des comptes exactes et circonstanciés de leur gestion ; que ces comptes soient rendus publics par la voie de l’impression, et soumis à la censure de tous les citoyens » (au 18ème siècle, « censure » signifie aussi le fait de contrôler des publications en les soumettant à une autorisation préalable, ici en l’occurrence celle des citoyens).

Ca, c’était donc la première forme de responsabilité. La deuxième est une responsabilité « physique », et celle-ci est « la plus sûre gardienne de la liberté » : « elle consiste dans la punition des fonctionnaires publics prévaricateurs ».

Pour rappel : la prévarication est un « délit commis par un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions » – et il est insensé que ce mot soit si peu utilisé actuellement !

Le passage qui suit est fascinant :

« Un peuple dont les mandataires ne doivent [rendre des] compte[s] à personne de leur gestion n’a point de constitution ; un peuple dont les mandataires ne rendent compte qu’à d’autres mandataires inviolables n’a point de constitution, puisqu’il dépend de ceux-ci de le trahir impunément, et de le laisser trahir par les autres ».

Voilà quelque chose qu’on connaît tellement bien à l’heure actuelle : des mandataires qui peuvent « trahir » le peuple, en toute impunité, et qui peuvent d’autant plus le faire que s’ils doivent se justifier, ce n’est pas devant le peuple, mais devant d’autres mandataires… qui peuvent les laisser trahir le peuple.

Pour Robespierre, ce n’est pas signe de démocratie. Avec toutes les « affaires » que la Belgique a connues ces dernières années, on peut en déduire qu’on est loin de représenter une démocratie, un Etat libre, aux yeux de Robespierre. Je laisse à mes amis français le soin d’en tirer des conclusions pour le pays de Robespierre à l’heure actuelle.

« Dans tout Etat libre, les crimes des magistrats doivent être punis aussi sévèrement et aussi facilement que les crimes privés des citoyens, et le pouvoir de réprimer les attentats du gouvernement doit retourner au souverain » (comprenez le « peuple souverain »).

Ces deux formes de responsabilité me parlent beaucoup :

  • La responsabilité morale : je n’arrête pas de répéter que nos démocraties actuelles manquent de « morale », pas de versions édulcorées appelées « éthique » ou « gouvernance ». Non, vraiment de vertus morales, au sens antique du terme. Il faut que les dirigeants fassent preuve de morale, qu’ils sachent distinguer le Bien et le Mal, et pas juste le légal de l’illégal.
  • La responsabilité physique : j’y vois un exemple du Skin in the game de Nassim Nicholas Taleb. Celles et ceux qui ont un pouvoir doivent rendre des comptes, et assumer les conséquences de leurs actes, au prix de leur vie, au moins de leur vie politique. Il y a énormément de décisions qui ne seraient pas prises (et cela pour le bien de l’humanité) si les décideurs devaient assumer leurs décisions. Pensez à l’autorisation d’utilisation de produits potentiellement cancérigènes dans l’agriculture ou l’alimentation, par exemple.

Alors, bien sûr, Robespierre est bien conscient que le peuple ne peut pas être constamment en train de juger tous les actes des mandataires. Donc, à nouveau, il prévoit quelques garde-fous, sous forme de règles :

Il faut par exemple « que tous les fonctionnaires publics nommés par le peuple puissent être révoqués par lui, selon les formes qui seront établies, sans autre motif que le droit imprescriptible qui lui appartient de révoquer ses mandataires ».

Et il faut également que le corps chargé de faire les lois (le législatif) « surveille ceux qui sont commis pour les faire exécuter » (l’exécutif). Il faut bien voir à quel point ce principe des démocraties est mis à mal par le fonctionnement des « partis politiques » : dans le cas où la majorité parlementaire est la même que la majorité au gouvernement, ce contrôle est impossible, et ce sont les bureaux de partis qui décident de tous côtés.

« Sur la constitution » se termine sur un dernier point, très intéressant : le respect que pourra inspirer un magistrat doit dépendre du respect qu’il porte lui-même aux lois. Et la puissance de ces lois doit provenir de leur concordance avec la volonté générale.

« Quand la loi a pour principe l’intérêt public, elle a le peuple lui-même pour appui, et sa force est la force de tous les citoyens, dont elle est l’ouvrage et la propriété ».

Diriger sans le peuple, ou pire « contre » le peuple, n’a aucun sens, pour Robespierre, c’est le signe d’une tyrannie. Les principes que les mouvements citoyens et en transition portent actuellement, transparence, décumul, participation, contrôle citoyen, etc., sont inscrits dans les principes d’un Etat libre, d’une démocratie, chez Robespierre.

Ce qui est flagrant, c’est que nos mandataires actuels tendent beaucoup plus à se comporter comme des seigneurs féodaux, que comme des délégués du peuple, au service du peuple, comme le voulait Robespierre. En fait, il semble que ce qu’il préconisait en 1793 soit encore à atteindre.

Et je suis convaincu que c’est de ce genre de point de vue, incluant une dimension morale, dont les mouvements citoyens ont besoin. Et comme source d’inspiration, les textes anciens, de Cicéron à Robespierre, sont fondamentaux !

Mon point de vue n’est pas de dire que les tous les hommes et les femmes politiques actuels sont « pourris » (même si c’est ce qu’on veut parfois me faire dire). Mais plutôt qu’il y a un ensemble de garde-fous à prévoir, pour qu’aucun homme ou femme politique ne devienne « pourri », et ces garde-fous manquent dramatiquement à l’heure actuelle…. D’où tous les pourris qu’on a ! 🙂

Image de couverture : Le Serment du Jeu de paume

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