Pourquoi je cite Jamel Debbouze dans mes cours de sciences sociales

Il y a maintenant dix ans (j’étais encore étudiant en sociologie à l’époque), j’ai écrit un texte dénonçant le titre de « docteur en sociologie » octroyé à Elisabeth Teissier, à la suite de sa thèse sous la direction de Michel Maffesoli. Ce texte m’a valu quelques critiques : « de quel droit peut-on dire qui est sociologue et qui ne l’est pas ? », « comment peut-on invoquer la scientificité en sociologie ? », etc. Même si j’étais relativement jeune, j’assume pleinement mes propos de l’époque…

Je crois donc ne pas être suspect de défendre une vision « molle » de la sociologie, où n’importe qui, pour peu qu’il ait une vague sensibilité sociale, pourrait se dire « sociologue ».

Et pourtant, en tant que professeur de sciences sociales, dans l’enseignement secondaire, je fais référence à Jamel Debbouze. Je le cite, entre quelques sociologues et anthropologues renommés et reconnus dans la discipline. Et c’est là l’objet de ce texte : défendre ce point de vue, à la suite des critiques soulevées par la couverture de Télérama, où Jamel Debbouze est présenté comme « humoriste et sociologue ».

J’ai en particulier lu les articles de Denis Colombi (@Uneheuredepeine), « Sociologue, un métier, pas une vague sensibilité », et de Pierre Mercklé, « Jamel Debbouze sociologue ? », tous deux sociologues, et auteurs de blogs que je lis régulièrement.

Soyons d’accord, Jamel n’est pas un « sociologue » au sens strict du terme. Il ne fait pas d’enquêtes ou de recherches sociologiques, selon les critères de scientificité reconnus dans le champ sociologique. On pourrait d’ailleurs rappeler qu’un des enjeux de tout champ social est la définition du champ, ses frontières, son accès et qui en fait partie ou pas.

Dans le cas présent, la controverse est un peu futile puisque le titre de sociologue octroyé à Jamel ne se pose pas dans le champ sociologique (contrairement à celui d’Elisabeth Teissier), et Jamel ne revendique, quant à lui, aucunement ce titre (contrairement encore à Elisabeth Teissier). Il s’agit ici uniquement d’une « une » accrocheuse de Télérama, à destination de son public dont font partie – ça ne m’étonnerait pas – de nombreux sociologues.

Cela étant dit, je trouve que les sketchs de Jamel présentent un intérêt certain pour le sociologue. Ses propos sur la société, les rapports entre cultures, les inégalités sociales, etc., prêtent, me semble-t-il, au dialogue avec le sociologue.

Il n’est pas le seul. Si je me rappelle bien, dans des entretiens sur France Culture, Bourdieu rappelait que, selon lui, l’écriture sociologique était très proche de celle de Flaubert.

Dans le cours où je reprends quelques propos de Jamel – un cours sur le concept de « culture » -, je cite également Annie Ernaux, par exemple. Bien sûr, elle n’est pas non plus sociologue, mais ses livres ont une réelle portée sociologique. « Portée » que je n’arrive pas bien à définir, mais qui fait qu’on en apprend énormément sur l’intériorisation des rapports de classe, sur l’habitus, etc., en lisant « La Place » (1983) ou « La Honte » (1997) (les propos de Jamel sur la honte dans l’interview me font d’ailleurs fort penser à Annie Ernaux). Toujours dans ce cours, je cite également George Perec. Il n’était pas sociologue, et pourtant le roman « Les Choses » présente à mon sens un intérêt sociologique.

Je pourrais encore citer « Flins sans fin », de Nicolas Dubost, un superbe témoignage sur l’après-68 et le militantisme en usine. Certaines descriptions ou analyses de la société, émanant d’artistes, romanciers, philosophes, historiens, etc., nous en apprennent davantage sur la société que certains ouvrages « officiellement » sociologiques, écris par des sociologues « officiels ».

Et comme Jamel représente une figure médiatique que les jeunes apprécient, l’intérêt pour un enseignant de le citer est évident. Ca permet d’ « accrocher les élèves » les plus réticents, d’aller les chercher sur le terrain de l’humour pour les amener vers les raisonnements sociologiques.

Jamel Debbouze n’est donc effectivement pas un sociologue, mais je reconnais tout à fait l’intérêt de ses propos pour le sociologue. Peut-être un jour verrons-nous la publication d’un livre de dialogue entre Jamel et un sociologue ? Ca pourrait être très intéressant. En tout cas, ça ne me choque pas que la presse soulève l’aspect « sociologique » du discours de cet humoriste… Et vous, qu’en pensez-vous ?

5 Replies to “Pourquoi je cite Jamel Debbouze dans mes cours de sciences sociales”

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  2. Comme tu le dis, Jamel n’est pas sociologue mais un révélateur de la France d’aujourd’hui. Son discours sur notre société est plein de bon sens. Pas besoin d’enquête sur le terrain pour parler d’un territoire d’où l’on vient et être crédible pour un large public. Pour des jeunes qui doutent de leur citoyenneté, Jamel est un exemple positif que j’utilise aussi en classe (sur la question de l’intégration notamment : http://www.dailymotion.com/video/x4vf88_jamel-debbouze-interview-deconcerta_news). Dans l’article de Télérama, j’apprécie sa réponse futée au président Sarkozy qui lui demande dans quel camp il est. “Je suis dans le camp de la France, et vous ?”.

    • Merci Emmanuel ! Tout à fait d’accord avec toi.
      A propos de sa rencontre avec Sarkozy, ce qui me choque, c’est la réplique de Sarkozy “Tu vois, je te l’avais dit qu’il était intelligent” ! Quelle condescendance, quelle violence symbolique ! Cet échange est tellement représentatif de la position de chacun et de la perception que l’un a de l’autre !

  3. OK pour Jamel. Même si je ne l’apprécie guère plus que Télérama! Il y a des gens qui ont un regard et des discours sociologiques, souvent des personnes qui ont des parcours sociaux atypiques. Ce sont aussi souvent des sujets intéressants pour les sociologues. Je pense en faire partie et que mon choix d’étudier les sciences sociales n’y est pas étranger. Il me semble que ce type de parcours décalent les regards et affutent les sensibilités…
    Bref, j’ai découvert un anthropologue contemporain récemment:
    http://www.dailymotion.com/video/x4m8fa_al-high-tech-primitif_music
    L’album est une prophétie.

    • Merci ! Je trouve aussi que ceux qui ont un parcours atypique ont un point de vue intéressant, souvent parce que leur position les amène à rompre avec certaines évidences de sens commun.
      Je ne connaissais pas ce rappeur, malgré que c’est un style musical que j’écoute assez bien. En rap français, quelqu’un comme Ekoué de La Rumeur a aussi souvent des propos intéressants…
      En quoi votre parcours est-il atypique ?

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