Adoption du Nutri-score par la Belgique

“Reprendre en main son alimentation”, c’est refuser de “déléguer” son alimentation (et par là sa santé) aux personnes ou aux instances qui décident, pour nous, ce que nous devrions manger : les géants de l’industrie alimentaire, la grande distribution… et les politiques.

Exemple avec le Nutri-score, initialement mis en place en France en 2016, et adopté par la Belgique le 2 avril 2019.

Ce “score” est censé aider les consommateurs à faire des choix alimentaires plus sains, et par là, à lutter contre les maladies cardiovasculaires, l’obésité et le diabète.

Chaque produit alimentaire se voit attribuer une lettre allant de “A” (aliment à favoriser) à “E” (aliment à limiter).

Très bien… Sauf que des frites surgelées ou du Coca Light se retrouvent avec de très bonnes notes (respectivement “A” et “B”), alors que des filets de maquereaux se voient attribuer un très mauvais “D”.

Comparons 2 repas, pour lesquels j’ai collecté les aliments sur le site de l’enseigne Colruyt, en Belgique.

#1 Repas “Junk Food”, dont on sait que c’est le “meilleur” régime pour développer des maladies cardiovasculaires, du diabète, de l’obésité.

  • Frites surgelées : A
  • Pain Hamburger : B
  • Hamburger : D
  • Coca light : B

 

#2 Repas d’inspiration “méditerranéenne”, dont on sait que c’est un des meilleurs régimes pour diminuer les risques cardiovasculaires et le diabète.

  • Filets de maquereaux grillés : D
  • Mélange de légumes catalan : B
  • Huile d’olive : D
  • Mozzarella : C

RÉSULTAT : meilleur score pour le repas “Junk Food” !!

Mais par quelle aberration des frites surgelées peuvent-elles avoir le meilleur score (A) dans ce Nutri-score ?

Inversement, un jus légumes/fruits comme celui-ci se retrouve avec un “D” ?!?!

Sa composition : 2 pommes pressées, ½ banane écrasée, 9 raisins blancs, ¼ de mangue mixée , ¼ de kiwi mixé (6%), un peu de concombre pressé, une pincée d’extrait de spiruline, quelques graines de lin moulues (0,4%), une lichette de jus de citron vert (0,2%), une pincée d’extrait de carthame, un soupçon d’infusion de thé vert matcha (0,05%), un peu d’herbe de BLÉ moulue (0,03%) et quelques vitamines (B₁, B₂, B₃, B₆ & E)

Tentative d’analyse :

Se rendre compte qu’il y a plein de choses absurdes dans ce Nutri-score est facile. Ce qui est plus compliqué, c’est d’expliquer pourquoi. Et je vais commencer par 2 mauvaises analyses :

Mauvaise analyse #1 : la corruption.

Il serait facile de réduire les bons scores de Coca-Cola à de la corruption, ou à des collusions. En très simplifié, les décideurs politiques auraient été influencés, voire achetés, pour promouvoir les produits des grandes marques, très puissantes.

Mmmh, c’est tentant ! … Mais une enquête plus approfondie montrerait probablement qu’il n’y a pas eu de telles corruptions. Bien sûr le lobbying existe, en particulier dans ce domaine. Mais il existe quand même quelques garde-fous, et dans la plupart des cas, ils fonctionnent quand même.

Mauvaise analyse #2 : la bêtise des décideurs politiques.

Aargh, c’est tentant aussi ! On pourrait imaginer que nos politiciens et politiciennes sont tellement bêtes qu’ils ne savent pas que manger quelques noix (score “C”) est meilleur pour la santé que boire une canette de Red-Bull Light (score “B”).

Mais là aussi, ça ne tient pas la route. Si on demandait à chaque représentant politique qui a défendu l’adoption de ce Nutri-score ce qui est meilleur pour la santé entre des frites (score “A”) et un mélange de légumes Catalan (score “B”), il choisirait les légumes. En fait, tout le monde sait ça, qu’on ait fait des études ou pas, qu’on soit Ministre ou pas.

Mais alors, comment est-ce possible ?

Une meilleure analyse (à mon sens) : l’interventionnisme et la bureaucratie.

Vous voyez un peu comme quand on dit de petits délinquants qu’ils sont très gentils, pris isolément, mais qu’en bande, ils sont agressifs ? Et bien, il en va un peu de même avec les bureaucrates et les dirigeants politiques : séparément ils auraient probablement pris de bonnes décisions, mais pris dans un processus bureaucratique visant à intervenir dans notre alimentation, ils prennent de très mauvaises décisions. Vous pourriez être reçu chez chacun et chacune d’entre eux et d’entre elles avec un très bon repas, très sain, mais lorsqu’ils doivent produire ensemble une “abstraction bureaucratique” (ce qu’est ce Nutri-score), les résultats deviennent absurdes.

Premièrement, une alimentation de masse, industrielle, commercialisée sur des marchés mondiaux, nécessite un nombre considérable de réglementations : labels, certifications, contrôles, etc. En fait, plus notre alimentation est transformée, plus elle suscite des échanges sur des marchés, toujours plus grands : entre ceux qui produisent, ceux qui transforment, ceux qui fournissent tous les additifs et conservateurs, ceux qui transportent, ceux qui emballent, ceux qui vendent, etc…

Graeber l’explique très bien dans “Bureaucratie” (2015) : le libéralisme n’a pas entraîné le dépérissement de la bureaucratie publique, mais exactement le contraire ! “Les faits sont là, dit-il : il faut mille fois plus de paperasse pour entretenir une économie de marché libre que la monarchie absolue de Louis XIV” (2015 : 16). C’est également tout l’objet des analyses de Béatrice Hibou dans “La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale” (2012 : 65) : au nom de la transparence, entre autres, toute une série de normes, de règles, de certifications et autres procédures de contrôle sont mises en place.

Tout se passe comme si les marchés étaient toujours, comme le disait Foucault (2004: 32) pour les marchés du 17ème siècle, des lieux “investis d’une réglementation extrêmement proliférante et stricte”.

(Remarque : c’est aussi pour cela qu’opposer marchés et Etats n’a aucun sens. Plus on libéralise, plus on réglemente. Il y a même un équilibre entre les deux. C’est ce qu’explique très bien Leopold Kohr, mais j’aurai l’occasion d’expliquer cela dans un autre article. En deux mots : il y aura toujours un équilibre entre la taille des marchés, la taille des entreprises sur ces marchés et la taille des structures de contrôle de ces entreprises sur ces marchés. Des structures géantes, pour contrôler des entreprises géantes, sur des marchés géants).

Mais l’alimentation est quelque chose d’extrêmement complexe. Notre santé est complexe. Le problème est qu’une réglementation doit se baser sur des critères, et doit avoir un caractère universel, c’est-à-dire que les critères doivent pouvoir s’appliquer à tous les aliments.

Et c’est là qu’est le problème. On sait qu’un régime qui se baserait uniquement sur le comptage des calories, par exemple, ne fonctionne pas. Parce qu’une calorie n’est pas une autre. 100 calories issues d’un soda sucré et 100 calories issues de blancs de poulet n’aura pas du tout le même effet sur notre corps. Des mécanismes tout à fait différents (entre autres au niveau hormonal) vont se mettre en oeuvre et notre corps ne fera pas la même chose avec ce soda ou avec ce blanc de poulet.

Même chose si on ne compte que les sucres (dont l’effet sur notre corps est tout fait différent qu’ils soient rapides ou lents, par exemple). Même chose si on ne compte que les graisses, qui sont extrêmement variées, avec certaines dont on ne peut pas se passer pour vivre, et d’autres qui sont néfastes à partir d’une certaine quantité. Bref, c’est extrêmement complexe, et une grille de critères ne permettra jamais de rendre compte de cette complexité.

Ca rejoint ce que j’avais expliqué ici : une somme de critères peut amener à prendre une décision tout à fait différente de ce que le bon sens et/ou une bonne connaissance nous amèneraient à choisir.

Du coup, vouloir intervenir sur notre alimentation à partir de tels critères ne peut avoir que effets iatrogènes, c’est-à-dire qui ont impact négatif sur notre santé au lieu de l’améliorer (étymologiquement : “qui blesse en soignant”). C’est ce qu’explique très bien Taleb (2012) : en voulant trop intervenir, trop réglementer, on finit toujours par blesser.

… De la même manière que les réglementations en matière de sécurité alimentaire tendent à favoriser l’élevage industriel et l’agro-industrie, au détriment des producteurs artisanaux, des utilisateurs de semences traditionnelles, etc. (Hibou, 2012 : 65).

Alors quelle est la solution ?

Reprendre les choses en main, évidemment ! Être maître de son alimentation, décider par soi-même, au lieu de se référer à des “abstractions bureaucratiques” qui sont censées nous dire quoi manger !

En fait, être un adulte, c’est cela. C’est se nourrir par soi-même. Un auteur qui a très bien expliqué cela, et c’est pas nouveau-nouveau, c’est Kant, dans son célèbre “Qu’est-ce que Les Lumières ?”

“(…) un si grand nombre d’hommes,(…) restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs; [il est] si facile à d’autres de les diriger. Il est si commode d’être mineur. Si j’ai un livre pour me tenir lieu d’entendement, un directeur pour ma conscience, un médecin pour mon régime… je n’ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer; d’autres se chargeront à ma place de ce travail fastidieux.”

“Les Lumières”, c’est cela pour Kant : se libérer de l’état de tutelle (tutelle religieuse, politique, etc.). “Ose penser“, disait-il (“Sapere aude”) ! 

Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Telle est la devise des Lumières”.

C’est pourquoi j’aime bien lier cette idée des Lumières avec l’idée d’ “empowerment” : en matière d’alimentation, ça consiste à reprendre en main son alimentation, à la rependre à toutes celles et ceux qui veulent intervenir “pour notre bien” et penser “à notre place” ce que nous devrions manger.

Ce qu’il faut, c’est que chacun et chacune prenne le temps de s’éduquer sur l’alimentation, il y a plein de ressources en ligne, beaucoup plus complexes et précises qu’une abstraction bureaucratique de 5 lettres, et que chacun et chacune réapprenne à se faire à manger, à manger des choses simples qu’on a mangées durant des millions d’années, et dont on peut être sûr, du coup, qu’elles sont plutôt profitables à notre survie. Effet “Lindy” 🙂 !

  • Foucault, M. 2004. Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France (1978-1979), Paris : Gallimard.
  • Graeber, D. 2015. Bureaucratie, Paris : Les Liens qui Libèrent.  
  • Hibou, B. 2012. La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris : La Découverte.
  • Kohr, L. 1957. The Breakdown of Nations, Cambridge : Green Books, 2001.
  • Taleb, N.N. 2012. Antifragile, London : Penguin Books.

2 Replies to “Adoption du Nutri-score par la Belgique”

  1. Hello,

    Est-ce qu’un effet pervers de ces nutricscore ne serait pas également de culpabiliser les gens ? Si tu n’as pas l’habitude de faire attention à ce que tu achètes (d’un point de vue qualité) et qu’avec ce système, tu te rends compte que tu n’achètes que des aliments mal classés, est-ce que ça va t’aider à comprendre pourquoi ? Est-ce que ça va t’aider à trouver des solutions pour changer tes habitudes ?

    Est-ce qu’on ne devrait pas plutôt promouvoir les aliments de qualité, non transformés, non emballés, produits localement ? Est-ce qu’on ne devrait pas valoriser ces aliments là, et aider un maximum de personnes à retrouver les bases d’une alimentation saine ? L’enjeux est sans doute plutôt à ce niveau là, mais il est beaucoup plus large que le simple fait d’acheter de la nourriture (question de temps, question d’argent, question de conscience, de connaissance…).

    Quant aux raisons de l’absurdité des scores que tu relèves, effectivement, en réduisant un aliment complexe à une simple notation engendre manifestement des incohérences. Et ce, indépendemment de toute éventuelle corruption, de tout lobby ou de toute incompétence des décideurs.

    • Tu as raison, tout cela doit aller :

      – d’une part avec une vraie éducation à l’alimentation, ce qui devrait aller beaucoup plus loin que les cours sur les 3 macronutriments qu’on n’a qu’une fois sur toute notre scolarité…

      – et d’autre part avec une promotion des aliments sains, locaux, non-transformés, de saison.

      Mais c’est bien aussi de mettre l’accent sur le fait de retirer tout ce qui est mauvais de notre alimentation. Une approche par la négative, quoi. Scientifiquement, on sait plus facilement ce qui est mauvais que ce qui est bon (“le bon est essentiellement l’absence de mal” comme disait Quintus Ennius. C’est très vrai pour l’alimentation).

      Si on cherche les aliments “super bons” pour notre santé, on risque de passer bcp de temps à errer dans les magasins bio à la recherche de baies de goji / extraits de mangoustan / super thé antioxydant…. et autres “super aliments”…. alors qu’enlever de son alimentation tout ce qui est néfaste aura un impact bien plus grand sur la santé…

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