Les Grecs ont inventé la démocratie avant de connaître le papier…

Les Grecs ont inventé la démocratie avant de connaître le papier… Et c’est probablement une bonne chose à avoir en tête lorsqu’on réfléchit à la démocratie participative aujourd’hui.

Je m’explique !

Nous sommes actuellement dans une société où l’écrit a énormément d’importance. Notre démocratie, au-delà d’être représentative ou participative, est très bureaucratique. Lorsque des citoyens et citoyennes veulent participer, s’impliquer, s’exprimer sur des enjeux politiques qui les concernent, on les renvoie vite vers le Code de la démocratie locale (247 pages), les 150 circulaires relatives au sujet, les décrets en vigueur, les projets de décret, les décisions du fonctionnaire-délégué, les rapports de telle ou telle commission, si ce n’est pas vers la Constitution ou le Code civil, qui sont des briques monumentales.

Le problème est que beaucoup de mouvements citoyens et participatifs tendent à donner une même importance à l’écrit. Lorsque des citoyens et citoyennes veulent s’y investir, on les renvoie d’abord vers les 12 pages de la Charte, les 150 propositions issues du week-end de réflexion, et les 30 comptes-rendus de réunions des 12 cercles thématiques qui composent l’organigramme du groupe. S’il s’agit d’un parti politique, on peut parfois rajouter les 200 pages du programme.

Ca peut faire peur à celles et ceux qui voudraient s’investir. Et celles et ceux qui vont tenter le coup risquent bien d’être très vite submergés d’e-mails, longs et alourdis de fichiers attachés (comptes-rendus de réunions, etc.). Et ils seront invités à s’inscrire à tout un ensemble d’outils informatiques… pour pouvoir échanger encore davantage de textes : Slack, Trello, Loomio, Drive, Dropbox…

C’est oublier une chose importante : le moment principal de la démocratie, c’est l’Assemblée, et la prise de parole publique, dans cette assemblée. Le moment où la démocratie se fait vraiment, c’est ce moment d’échange, en face à face, dans un même lieu : l’agora.

Les historiens débattent encore aujourd’hui de la place de l’écrit dans la Grèce antique. Bien sûr, l’écriture a un grande importance dans la civilisation grecque et dans l’avènement de la démocratie. Déjà sous Solon (640-558 av. J.C.), considéré comme l’instaurateur de la démocratie, les lois étaient rendues publiques en étant gravées sur des pierres disposées dans les lieux de décision politique. L’écriture était “monumentale” au sens propre : on écrivait ce qui devait être vu par tout le monde. On dit d’ailleurs que l’écriture de l’époque était destinée à être “vue” plutôt que “lue” (Detienne, 1988: 151).

Planche 12-1 – Stèle grecque avec inscription de la collection Giraudet. Musée de Royan.

On écrivait, donc. Mais on écrivait très peu. D’abord parce que le support ne permettait pas d’écrire comme aujourd’hui sur papier, ou encore plus facilement sur un support virtuel. Les Grecs de l’époque écrivaient sur de la pierre, ou des plaquettes d’argile ou de cire. Autrement dit : pas d’e-mail de 12 pages en prévision de la réunion, que chacun et chacune doit avoir lu.

Mais au-delà de la question du support, les Grecs restaient très attachés à la tradition orale, et étaient assez méfiants envers l’écrit. C’est que l’écrit ne permet pas quelque chose de très important pour les Grecs, autant au niveau philosophique que politique : le dialogue. Ainsi, pour Platon, particulièrement méfiant envers l’écrit, la véritable philosophie “ne se construit que dans le dialogue, la confrontation directe et vive“. (Solère, 2003 : 325).

La confrontation “directe et vive” : le texte crée une distance, spatiale et temporelle, entre l’émetteur et le récepteur. On ne peut pas s’ajuster à l’autre. C’est entre autres pour cela que le discours oral est préférable à l’écrit pour Platon : parce qu’il n’est pas figé, qu’il peut évoluer et s’ajuster à la personnalité de l’interlocuteur (Solère, 2003 : 325).

Et c’est dans cette distance spatiale et temporelle que s’immiscent toutes les incompréhensions et les malentendus. Dans le Phèdre, Platon fera dire ceci à Socrate :

« Une fois écrit, un discours roule de tous côtés, dans les mains de ceux qui le comprennent comme de ceux pour qui il n’est pas fait, et il ne sait pas même à qui il doit parler, avec qui il doit se taire. Méprisé ou attaqué injustement, il a toujours besoin que son père vienne à son secours; car il ne peut ni résister ni se secourir lui-même » (275-e).

Tous les groupes connaissent un jour cette situation de crise suite à un e-mail écrit par un de leur membre (généralement en pleine nuit), et qui vient au choix énerver, vexer ou démotiver une partie du groupe. Et c’est souvent seulement lors de la réunion suivante que le malentendu peut être réglé, donc dans “la confrontation directe et vive”.

Rajoutons à cela un enjeu de pouvoir : plus il y a de textes, plus celles et ceux qui, dans le groupe, maîtrisent l’ensemble du corpus ont un pouvoir. Il y a celles et ceux qui maîtrisent la Charte et qui connaissent les décisions actées dans les 30 comptes-rendus des réunions précédentes, et il y a celles et ceux qui sont trop nouveaux, ou qui manquent de temps, pour maîtriser tout cela.

A nouveau, rien de nouveau ! 🙂 Les Grecs se méfiaient de ceux qui maîtrisaient le plus l’écrit, à savoir les scribes ! Ainsi, il était interdit d’être plus d’une fois le scribe pour une même magistrature, et d’être en même temps scribe de deux magistrats (Detienne, 1988: 71).

Alors, qu’est-ce qu’on peut en retenir ?

1. La démocratie, c’est avant tout le moment de l’assemblée et les discussions qui s’y passent. C’est le droit égal de prendre la parole dans ces assemblées et de participer à la décision. Tout ce qui se passe avant (réflexions, préparations de réunions, échanges de textes, etc.) et tout ce qui se passe après (rédactions de comptes-rendus, etc.), c’est au final secondaire. Ca a du sens de préparer par écrit son intervention lors de l’assemblée, et c’est important qu’une décision prise en assemblée puisse être consignée par écrit, mais la place de l’écrit dans le processus de décision s’arrête là. Pour Démosthène, par exemple, l’écriture avait sa part dans les discours des assemblées, mais en retrait, “en soubassement ou en contrepoint” de l’oralité (Canfora, in Detienne, 1988).

Rajoutons que, pour beaucoup d’historiens, une part importante des citoyens athéniens ne s’intéressaient pas à l’écriture, et étaient en fait analphabètes. Et pour ceux qui savaient écrire, l’écriture se limitait souvent à écrire le nom d’un personnage sur un “teston” ou un “ostracon” qui devait être écarté de la Cité (processus d’ostracisme). Bref, la plupart des mouvements citoyens produisent probablement plus de textes en un an qu’une Cité grecque en un siècle.

2. Je ne crois pas qu’il faille chercher des solutions pour la démocratie participative dans internet. Honnêtement, j’y ai cru, à l’ “e-democracy”, à toutes ces plateformes pour débattre en ligne. Mais je n’y crois plus. Dans la plupart des cas, il n’y a que très peu d’activités, et elles ne sont utilisées que par une poignée de convaincus, dans un entre-soi total.

La démocratie, c’est avant tout en face-à-face, en direct, et dans la discussion ouverte à tout le monde (et pas juste à celles et ceux qui maitrisent le texte et/ou les outils informatiques pour avoir accès au texte). On avancera en matière de démocratie participative en recréant des lieux de discussion, des assemblées ouvertes, un peu partout et à tous les niveaux de pouvoir.

3. Ca veut aussi dire que la démocratie, ce n’est probablement pas sur Twitter ou sur Facebook que ça se passe. En fait, je crois que rien n’est plus étranger à la démocratie qu’une discussion politique entre @warrior83 et @farfadet_de_liege, bref deux anonymes derrière leur écran. Celles et ceux qui pensent faire oeuvre de démocratie en tweetant sur toutes les questions politiques derrière leur écran se trompent, je pense. Prendre la parole lors d’une réunion de quartier a certainement plus de valeur démocratique que 10.000 tweets d’anonymes-experts-en-politique-derrière-leur-écran.

Sources :
  • Detienne, M. (dir). 1988. Les savoirs et l’écriture en Grèce antique, Lille : Presses universitaires de Lille.
  • Solère, J.-L. 2003. « L’ordre axiomatique comme modèle d’écriture philosophique dans l’Antiquité et au Moyen-Âge », Revue d’Histoire des Sciences, 56-2, pp. 323-345.

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