Brève réflexion sur les tensions entre exode urbain et exode rural

Une brève réflexion qui fait suite à ma publication d’hier, sur l’attrait grandissant de la campagne pour une partie de la population urbaine. Ce phénomène d’exode urbain crée de vrais problèmes à la campagne, dont une augmentation des prix de l’immobilier, rendant presque impossible l’achat d’une maison pour des jeunes couples ayant grandi à la campagne. 

Et on peut tout à fait comprendre l’injustice de ne pas pouvoir s’installer là où on a grandi, parce que les maisons sont devenues trop chères.

Parmi les autres défis, citons la création de nouveaux lotissements sur d’anciennes terres agricoles ou zones boisées, la transformation du bâti ancien en immeubles à appartements, le caractère rural qui se perd, etc. 

Pourtant, il faut bien comprendre que la situation inverse, c’est-à-dire une zone rurale qui perd de son attrait, n’est pas souhaitable non plus. J’ai eu l’occasion de travailler pour certaines communes qui connaissent la dynamique inverse de celle de Genappe actuellement. 

Je ne vais pas citer ces communes, mais je vais essayer de synthétiser leur situation sans forcer le trait. 

Ces communes connaissent toujours actuellement l’exode rural qu’une commune comme Genappe a connu il y a quelque temps : en un mot, les populations s’en vont. Les maisons et appartements ne se vendent plus. L’offre immobilière dépasse la demande. Les personnes âgées qui souhaitent acheter un petit appartement ou partir en maison de retraite n’arrivent pas à vendre leur maison (ce qui les empêche d’aller en appartement ou maison de retraite). 

Comme ça ne se vend pas, les prix baissent. Ca permet à une population moins favorisée de s’installer. En soi, ça peut être une bonne chose, mais ça a des conséquences diverses. Par exemple, pour les commerçants, c’est une population au pouvoir d’achat plus bas. C’est aussi une population qui, inévitablement, est touchée par des difficultés liées à des situations de pauvreté, et qui se cumulent, dont par exemple le chômage, le décrochage scolaire, etc.

Moins de clients, et des clients qui ont un pouvoir d’achat plus bas, ça implique que, petit à petit, certains commerces et acteurs de l’Horeca ferment leurs portes. Les artisans âgés (boucher, boulanger, etc.) ne trouvent pas de repreneurs. Dans ces communes, on dit “Ici, avant, il y avait une boucherie; ici, avant, il y avait une boulangerie, etc”. Aucun jeune commerçant ne souhaite y implanter son commerce. Dans le centre-ville, les anciennes surfaces commerciales restent des cellules vides, avec des pancartes “à vendre” ou “à louer” qui palissent au soleil, année après année. Ce centre perd de plus en plus de son attrait. Il y a de moins en moins de vie dans le centre. Les personnes âgées ne sont plus là. Les personnes en âge de travailler travaillent ailleurs. Et on n’ose plus y laisser se balader les enfants. Une certaine insécurité s’installe. Certaines parties de l’espace public sont occupées, quotidiennement, par des groupes, les plus touchés par la pauvreté. 

Malgré que l’immobilier soit abordable, les jeunes couples autochtones, qui ont grandi dans la commune, ne veulent pas s’y installer. Ils en ont les moyens, mais ils ne le veulent pas. Il est impossible d’y trouver du travail. Il n’y a plus de commerces. Il faut une voiture, et sortir de la commune pour aller travailler, et pour faire ses courses. Pourquoi encore y habiter ? L’intérêt d’une maison moins chère, permettant d’avoir moins à rembourser chaque mois, risque d’être perdu par la nécessité de posséder une ou deux voitures, représentant plusieurs centaines d’euros par mois. 

Moins de jeunes couples, avec de jeunes enfants, ça signifie moins d’écoles. Elles ferment les unes après les autres. Ces communes sont remplies de bâtiments désaffectés : “l’ancienne école”, “l’ancien lycée”, “l’ancien collège”, etc. Et comme il n’y a plus d’écoles, les couples n’ont pas envie de s’y installer. Ce implique moins d’écoles, etc. Même cercle vicieux que pour le reste.

Idem au niveau de la culture. Il ne se passe plus rien. On garde juste la nostalgie de l’ancien cinéma, aujourd’hui inoccupé, et en décrépitude. On garde le souvenir du théâtre d’antan et des fêtes aujourd’hui disparues. 

Les agriculteurs qui arrivent à un certain âge ne trouvent pas de repreneurs pour leur exploitation. Leurs enfants sont partis faire leurs études ailleurs, et ne souhaitent pas revenir. Il n’y a pas de circuit-court. La population n’a pas les moyens de se payer des produits locaux, bio, de saison. Le seul modèle qui persiste est l’agriculture intensive et l’exportation. Ce n’est plus un modèle viable. 

Voilà en quelques lignes à quoi ressemble une commune, rurale ou post-industrielle, en province, qui n’attire pas les populations des villes, et les investisseurs. On est dans la situation tout à fait inverse des communes rurales du Brabant wallon actuellement prisée des habitants de la capitale. Mais vous voyez que c’est loin d’être mieux. 

Alors, l’idéal serait évidemment – comme toujours – un “juste milieu”. Ou mieux encore, la possibilité de prendre le meilleur de chaque situation : un cadre de vie verdoyant et convivial, avec des commerces dynamiques, et une vie locale active, tout en gardant des prix de l’immobilier bas, et sans que des promoteurs immobiliers aient envie d’investir… Mais ce n’est évidemment pas possible. 

Comme je l’ai déjà dit, il faut considérer notre cadre de vie comme un “bien commun“, puisque, par définition, il ne dépend pas uniquement de nous. C’est quelque chose que nous devons gérer “en commun”. C’est aussi quelque chose dont nous sommes responsables, individuellement et collectivement, vis-à-vis des générations passées qui nous ont transmis ce cadre de vie (l’environnement, le paysage, la vie commerciale et associative de la ville ou du village, le folklore, le patrimoine bâti, l’artisanat, la culture, etc.), et responsables vis-à-vis des générations futures à qui nous devrons le transmettre. 

Laisser ce cadre de vie se dégrader au point que les générations futures n’en veulent plus, ou le laisser se transformer au point que les générations futures n’aient plus les moyens financiers de se le permettre, ne sont, ni l’un, ni l’autre, une issue enviable. Les choix politiques au niveau local se jouent souvent dans cette fenêtre très étroite. D’où la difficulté.

Tout ce qui est “commun” risque toujours de connaître la fameuse “tragédie des communs” (de Garrett Hardin) : si chacun, qui utilise la ressource commune, essaie de maximiser son profit, cette ressource va s’épuiser, et plus personne ne pourra en profiter (imaginez une réserve de poissons dans une baie : si chaque pêcheur veut pêcher plus que son concurrent, les poissons seront pêchés plus vite qu’ils ne peuvent se reproduire, et très vite, il n’y aura plus de poissons. Plus personne ne pourra vivre de la pêche, et ce sera une catastrophe pour la population de la baie). 

A l’échelle des petites villes et villages de provinces, il n’y a pas de solutions “miracles”. Les décisions individuelles et collectives doivent être prises dans cette double responsabilité (vis-à-vis des générations passées et des générations futures), et dans un ensemble de doubles contraintes : il faut préserver les terres agricoles, à la fois pour continuer à nourrir tout le monde et pour préserver le caractère rural, MAIS il faut aussi construire du logement pour tout le monde. Sans construction de nouveaux logements, les logements existants vont devenir de plus en plus rares par rapport à la population, et donc de plus en plus chers. Il faut du commerce dans les centres, MAIS il faut aussi du logement (sinon le centre est vide après 18h). Il faut du commerce qui attire un public extérieur MAIS aussi des commerces de proximité pour la population locale, etc., etc., etc. Je pourrais multiplier comme ça les exemples à l’infini de doubles contraintes qui constituent toute la difficulté de la transformation des petites villes et villages.  

Il faut également des aides et des facilitations pour l’implantation de nouveaux commerces, de nouveaux artisans. En particulier, il faut une réduction des barrières à l’entrepreneuriat, qui dissuadent beaucoup de jeunes de se lancer, au profit de plus grosses structures qui ont les moyens de faire face à toutes les charges et les contraintes. 

A un niveau plus global, il faut une réflexion sur les droits de succession (et des droits notariés, on en parle justement pour l’instant en Belgique) qui poussent à vendre le plus cher possible, et empêchent souvent de léguer son bien immobilier à ses enfants. Il faut garder une forme de redistribution sociale via les droits de succession, mais sans que ça ne participe à des phénomènes de “gentrification”, terme “scientifique” pour ce qu’on appelle généralement la “boboïsation”. 

Et puis, il y a encore plein d’autres choses à mettre en place pour que les campagnes puissent faire face à un retour des populations, dans le cadre d’un exode urbain, après des décennies d’exode rural. Mais ça, je l’ai déjà expliqué ici 😉 => “Répondre à l’exode urbain : un enjeu pour les communes rurales

Et vous, vous en pensez quoi ? Ça se passe comment dans votre commune ? Discutons-en, ça m’intéresse beaucoup ! 

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Sur les « communs », une synthèse : http://www.yvespatte.com/2018/12/les-communs-premire-synthse/

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