Sport et athlètes transgenres

” ‘Les garçons courent plus vite’ parce qu’on leur répète cela depuis qu’ils sont petits”… VRAI OU FAUX ? Ca ressemble à ce qu’on appelle un sociologisme et je vais essayer de l’expliquer.

Pour situer le contexte, il s’agit ici de la réaction d’une députée bruxelloise écologiste, Margaux de Ré, à la volonté de la Ministre des Sports, Valérie Glatigny, de saisir la Ligue francophone d’athlétisme, par rapport à la participation d’athlètes transgenres aux compétitions. Cela fait suite à la décision de la Fédération internationale d’athlétisme de bannir les athlètes transgenres des compétitions féminines.

Pour bien comprendre les termes du débat, il faut évidemment distinguer le “sexe”, c’est-à-dire les différences anatomiques — en particulier les organes génitaux avec lesquels on naît —, et le “genre”, qui est, pourrait-on dire, le “sexe social”, c’est-à-dire l’ensemble des représentations partagées dans une société sur ce qu’est être “un homme” et ce qu’est être “une femme”.

Pour faire simple, partout sur la planète et à toutes les époques, des êtres humains sont nés avec des vagins, et d’autres êtres humains avec des pénis (et il est vrai qu’une toute petite minorité présente à la naissance des organes génitaux qui ne correspondent pas à cette binarité). Par contre, la manière dont il convient de se comporter en tant qu’homme et en tant que femme connaît toute une palette de variantes selon les époques et les localisations. Ca, c’est le genre.

S’intéresser aux inégalités sociales entre les hommes et les femmes, c’est s’intéresser au genre, c’est-à-dire à toutes ces représentations qui font que l’homme est dominant. Et quoi qu’on en dise, il l’est toujours. Le rapport de force est toujours, actuellement, en faveur de l’homme, j’ai plein de stats là-dessus, mais ce n’est pas le sujet.

Et les différences biologiques, elles, sont souvent utilisées pour justifier cette domination, pour la rendre “naturelle” : n’est-ce pas “naturel” qu’il y ait davantage d’hommes leaders d’entreprises ou de nations, puisqu’ils sont plus forts, plus grands, plus résistants, plus vigoureux, plus combatifs, etc. ? Le sociologue répondra que non, ce n’est pas “naturel”, c’est une construction sociale, en d’autres mots une “organisation de la société”, qui est justifiée par des caractéristiques anatomiques.

L’une de celles qui l’expliquent le mieux, c’est évidemment Simone de Beauvoir : être une femme est le fruit d’un conditionnement social. Idée qui est résumée dans sa formule restée célèbre, et qui débute le premier chapitre de son “Deuxième sexe — tome II” (1949b) : “On ne naît pas femme : on le devient“.

Pour autant, Simone de Beauvoir ne nie pas l’existence de différences naturelles entre les hommes et les femmes : c’est le fait de donner une signification sociale à ces différences qui amène à construire une inégalité sociale sur des différences naturelles qui pourraient être anodines. Et elle l’explique très bien… en citant précisément l’exemple qui nous intéresse ici :

La femme est plus faible que l’homme ; elle possède moins de force musculaire, moins de globules rouges, une moindre capacité respiratoire ; elle court moins vite, soulève des poids moins lourds, il n’y a à peu près aucun sport où elle puisse entrer en compétition avec lui ; elle ne peut pas affronter le mâle dans la lutte (…) : ce sont des faits.” Et elle poursuit : “En vérité ces faits ne sauraient se nier : mais ils ne portent pas en eux-mêmes leur sens. (…) au moment où la donne physiologique (infériorité musculaire) revêt une signification, celle-ci apparaît aussitôt comme dépendant de tout un contexte.” (de Beauvoir, 1949a). L’exemple qu’elle donne est assez simple à comprendre : si on est dans un contexte où la force physique n’a aucun intérêt, il n’y a pas de raison que la supériorité physique de l’homme lui donne un quelconque avantage.

Donc, pour Simone de Beauvoir, les différences physiques entre hommes et femmes sont un fait qu’on ne peut nier. Mais c’est par une construction sociale qu’on érige ces différences physiques en différences sociales.

Pierre Bourdieu va plus loin. Bien sûr, il reconnaît la construction sociale décrite par de Beauvoir, mais il postule que cette construction sociale peut avoir, dans le sens inverse, une influence sur les différences physiques. On se rapproche donc de l’idée de Margaux de Ré. Dans “La domination masculine” (1998 : 91), Bourdieu écrit : “le corps perçu est (…), jusque dans ce qu’il a de plus naturel en apparence (son volume, sa taille, son poids, sa musculature, etc.), un produit social qui dépend de ses conditions sociales de production à travers diverses médiations, telles que les conditions de travail (avec notamment les déformations, les maladies professionnelles qui en dépendent) et les habitudes alimentaires“.

La société produit des corps masculins et féminins différents. Plein d’études montrent que dès l’enfance, les petits garçons et les petites filles sont élevées différemment. On a tendance à faire davantage manger les garçons, à leur faire faire des activités physiques, et à les orienter vers des métiers plus physiques, alors que les petites filles sont davantage amenées vers des activités artistiques, créatives, sociales, et orientées vers des métiers moins manuels. Il n’est donc pas étonnant qu’une fois à l’âge adulte, les hommes et les femmes présentent des caractéristiques physiques différenciées.

Mais est-ce que cette dimension sociale explique TOUTES les différences anatomiques entre hommes et femmes ? Non, bien sûr que non. Le dire serait précisément faire un “sociologisme” : réduire un phénomène à sa dimension sociale, comme si l’explication sociologique pouvait épuiser la réalité. Comme s’il n’y avait pas d’autres raisons — physiologiques par exemple — pour lesquelles les hommes adultes courent plus vite que les femmes adultes.

Bourdieu — qui a pourtant souvent été taxé de faire des sociologismes — ne franchit d’ailleurs pas le cap, puisqu’il reconnaît des « propriétés naturelles indiscutables » et des « différences entre les sexes ». Et c’est toute la force de la domination masculine : ces propriétés des corps masculins et féminins sont l’objet d’une construction sociale qui les renforce, dans ce qu’il appelle une “causalité circulaire”. On perçoit les hommes comme plus forts, donc ça paraît “normal” qu’un homme soit plus fort, donc si on veut être un homme on doit être fort, donc on fait ce qu’il faut pour être fort, donc on devient plus fort, et ainsi de suite, dans la causalité circulaire dont parle Bourdieu. Et à aucun moment la réalité physiologique ne vient contredire cela. C’est toute la force de cette construction sociale.

Pour s’en convaincre, il suffit de connaître les critiques que se prennent de face les athlètes féminines qui pratiquent des sports perçus comme “masculins” : les transformations corporelles que ces sports vont produire sur leur corps (prise de masse musculaire, taux de masse grasse très bas, peut-être des marques au visage : nez, arcades et oreilles abîmés comme dans les sports de combat) vont amener l’idée — l’insulte — qu’elles se retrouvent avec des “corps d’homme”. Un peu comme une punition face à la transgression d’avoir pratiqué un sport qui n’était pas pour elle. J’ai été assez longtemps coach CrossFit pour savoir que c’est la réalité — et la crainte — de beaucoup de femmes.

Bon… mais alors, quel est l’intérêt d’affirmer que si les garçons courent plus vite, c’est juste parce qu’ils ont été éduqués comme comme cela ? C’est que ça sert un propos plus large : celui d’affirmer que les athlètes femmes trans (nés hommes devenues femmes) ne présentent pas d’avantage physique en compétition.

Le post Instagram de Margaux de Ré propose une série de visuels affirmant que le taux de  testostérone ne constitue pas un avantage dans le sport ou que les femmes trans, après traitement hormonal, ne présentent plus d’avantage musculaire. Ces propos se retrouvent aussi dans un article publié sur le site de la RTBF info, par leur rédaction “Faky” dont le but est de lutter contre les fake news. A lire ici : https://www.rtbf.be/article/des-athletes-transgenres-raflent-elles-systematiquement-certaines-medailles-11174016

Le problème est que cet article lui-même fait preuve d’une certaine mauvaise foi, à mon sens. Et il prend quelques libertés par rapport aux articles qu’il cite. Ce que dit la littérature scientifique, c’est effectivement que le taux de testostérone, à lui seul, d’une part n’explique pas la performance (mais n’importe quel sportif sait qu’une performance sportive est le fruit d’une myriade de facteurs), et d’autre part ne permet pas de distinguer, à 100%, les hommes et les femmes. Les femmes qui ont un taux de testostérone élevé *pour des femmes* ont un taux plus élevé que les hommes qui ont un taux bas *pour des hommes*. Autrement dit, tester le taux de testostérone ne permet pas en soi de savoir si un ou une athlète doit concourir dans la compétition homme ou dans la compétition femme.

Mais pourquoi est-ce qu’on se pose cette question ? Parce que toute l’organisation du sport est pensée par rapport à l’équité. Une épreuve sportive n’a de sens que si elle est équitable. C’est toute la raison des catégories. L’âge par exemple : un enfant de 16 ans ne concoure pas contre un enfant de 8 ans. Le poids aussi, dans les sports de combat, ou de force : on ne va pas mettre un ou une athlète de 120 kg face à un ou une athlète de 60 kg. Même le principe des fédérations, des qualifications, des classements, etc., va permettre qu’un ou une débutante ne se retrouve pas face à un ou une athlète confirmée.

… et il y a aussi les catégories de sexe. Parce que ce sont bien des catégories de sexe, pas de genre. Ce sont les capacités physiologiques qui justifient les catégories hommes/femmes dans le sport. Ca permet de garder une certaine équité. De faire en sorte, par exemple, que les 8 ou 9 sprinters du 100m terminent à quelques dixièmes, voire centièmes de secondes près, et pas à des secondes de différence.

Parce que les différences hommes/femmes sont vraiment grandes. A votre avis, à quelle place serait, dans un classement homme, celle qui a le record du monde du 100m ? Il s’agit de Florence Griffith-Joyner, en 1988. Son temps : 10.49. Dans un classement homme, elle serait… 6928ème ! Il y a près de 7000 athlètes masculins qui courent plus vite, sur 100m, que celle qui a le record du monde féminin !

En marathon, le record du monde féminin est identique au 4077ème temps masculin. Et on va retrouver des ordres de grandeur similaires en saut en longueur, en natation, en haltérophilie, en powerlifting, etc.

Si on reprend le classement du 100m avec la question transgenre, cela signifie que n’importe quel homme, parmi les 7000 premiers du classement, qui déciderait de transitionner vers le genre féminin, tout en continuant son sport (ce qui est tout à fait compréhensible), aurait, même après traitement hormonal, un avantage considérable dans une compétition féminine.

C’est ce qui est arrivé avec Lia Thomas, un nageur “moyen” devenu très bonne nageuse. Son 1m85 et sa musculature l’ont considérablement avantagée lorsqu’elle est passée dans des compétitions féminines au Collège. Évènement qui, parmi d’autres, a amené plusieurs fédérations sportives à prendre des mesures visant, non pas à exclure les athlètes transgenres des compétitions, mais à garder l’équité, qui est au principe du sport.

Et c’est là que c’est compliqué, en particulier au niveau de la testostérone : il faut des mesures qui permettent de distinguer certaines femmes cisgenres qui ont naturellement un taux de testostérone trop élevé, et qu’il serait injuste de disqualifier (on parle parfois d’un trouble qu’on appelle D.S.D. pour “Differences in Sex Development”), les femmes trans qui gardent un taux de testostérone élevé malgré les traitements hormonaux, et les femmes qui se seraient dopées à la testostérone. Parce que la testostérone est aussi un dopant, utilisé autant par les hommes (Lance Armstrong par exemple) que par les femmes (la nageuse russe Vitalina Simonova par exemple). La testostérone est un stéroïde anabolisant, c’est-à-dire qu’il augmente les tissus musculaires.

Remarquez par ailleurs que la question transgenre est complètement absente, à ma connaissance, des compétitions masculines. Ce qui est compréhensible : toujours avec le même exemple, si la détentrice du record du monde sur 100m affirmait être un homme et désirait désormais évoluer dans le classement masculin, elle serait renvoyée à la 6928ème place… ce qui ne dérangerait “que” le 6928ème relégué à la 6929ème place. Et je parie qu’on n’en parlerait que très peu.

Bref, reconnaître qu’il y a des différences physiologiques hommes/femmes, ce n’est pas nier qu’il y a aussi une forte dimension sociale dans la production différenciée des corps masculins et féminins. Mais au nom de cette dimension sociale, on ne peut pas nier les différences physiologiques. Ce serait faire preuve de sociologisme, qui est toujours une forme de dogmatisme (c’est ce que disait Brunschvig, l’inventeur du terme en 1927), ou une forme totalitaire (c’est ce que disait Bourricaud en sociologie) : c’est l’idée qu’on a l’explication “totale”. Et ça, ce n’est jamais de la science, le sociologisme est l’inverse de la sociologie (Boudon, 1983), c’est de l’idéologie.

Je pense donc que la Ministre a raison de consulter les fédérations sportives pour que celles-ci prennent les décisions les plus équitables possibles sur cette question.

Références :

  • Boudon, R. 1983. La logique du social, Paris : Hachette.
  • Bourdieu, P. 1998. La domination masculine, Paris : Seuil
  • Bourricaud, F. 1975. “Contre le sociologisme : une critique et des propositions”, Revue française de sociologie, XVI, pp. 583-603.
  • Brunschvig, L. 1927. Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale — tome II — 2è ed., Paris : PUF, pp. 536-540.
  • de Beauvoir, S. 1949a. Le deuxième sexe — tome I : Les faits et les mythes, Paris : Gallimard.
  • de Beauvoir, S. 1949b. Le deuxième sexe — tome II : L’expérience vécue, Paris : Gallimard.

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