Faut-il se venger sur tout un peuple qui nous a agressés ou juste punir les responsables ? — Un débat, à Athènes, en 427 av. J.-C.

Je remets le cadre historique… On est dans le contexte des guerres du Péloponnèse : les Mytiléniens, peuple de la ville de Mytilène, sur l’île de Lesbos, s’allient aux Lacédémoniens pour se rebeller contre Athènes, dont ils dépendaient.

Avec eux, ils font une incursion en Attique (où se trouve Athènes) et ravagent tout sur leur passage (sur un territoire qui avait déjà été saccagé lors de précédentes invasions !). Puis, les Mytiléniens rentrent chez eux. Sur place, le peuple menace de se retourner contre ses dirigeants (des oligarques) et de revenir sous la tutelle d’Athènes. Mais les Athéniens mettent vite la ville à siège, et Mytilène capitule.

La question est alors : que faire de ce peuple qui a agressé Athènes ? Et le débat est tendu à l’Ecclesia (l’assemblée des citoyens d’Athènes). En fait, on en a gardé la mémoire grâce à Thucydide, qui l’a relaté en détails, parce que — fait intéressant — une première décision avait été prise : mettre à mort tous les hommes mytiléniens, réduire en esclavage femmes et enfants, et raser la ville, en guise de vengeance et de punition. Mais le soir même de la décision, les modérés ne sont pas satisfaits et arrivent à provoquer une remise en délibération de la décision, le lendemain.

C’est de ce deuxième débat dont nous avons la trace. Et deux opinions s’opposent.

La première est celle de Cléon, homme politique athénien, considéré comme un des successeurs de Périclès. Mais surtout perçu comme un démagogue, violent, populiste. Aristophane, dans sa comédie “Les Cavaliers”, le décrit comme une brute ridicule, sans scrupules, jouant avec les émotions et les préjugés du peuple.

Cléon défend la vengeance généralisée et la mise à mort de tout le peuple mytilénien. Et il s’adresse au peuple en l’incitant à ne pas se laisser avoir par les “belles paroles” des “esprits supérieurs” : ceux-ci sont perçus comme trop faibles, trop mous, face à l’ennemi. “Les concessions que la pitié vous fait accorder [à l’ennemi] sont là autant de marques de faiblesse”, dit-il (Livre III, chap. XXXVII).

Selon lui, ces belles paroles ne vont qu’amener la chute de la Cité. On retrouve là les traits de l’anti-intellectualisme toujours très présent, à l’heure actuelle, dans les discours populistes. Ainsi que l’idée selon laquelle les démocraties sont des régimes trop faibles, des régimes “de faibles”. Cléon harangue le peuple à rejeter les esprits supérieurs qui les dominent et les empêchent de se venger.

Il ne veut pas perdre de temps, car “la colère de la victime contre l’offenseur s’émousse à la longue“, il faut selon lui que la riposte soit immédiate ! Et pour s’assurer que le peuple le suive, Cléon tente de le convaincre que l’outrage nécessite une vengeance totale : “je vais vous montrer que les Mytiléniens vous ont infligé le pire outrage qu’un État ait jamais reçu (…) Qu’ont-ils cherché sinon, avec la complicité de nos pires ennemis [les Lacédémoniens], à nous détruire ?” (Livre III, chap. XXXIX).

Et pour cela, tout le peuple mytilénien doit payer ! Car selon lui, “tous ont la même part dans l’agression“. Effectivement : “C’est de leur plein gré qu’ils nous ont fait tort ; c’est en pleine conscience qu’ils ont comploté contre nous“. Ils ne méritent donc ni le pardon, ni la pitié, ni l’indulgence du peuple athénien… (Livre III, chap. XL).

Tel était donc le discours de Cléon. Et c’est Diodote qui lui répond. On sait peu de choses sur lui, si ce n’est qu’il est un opposant à la peine de mort.

Diodote défend d’abord la Raison, la sagesse : “J’estime que deux choses s’opposent essentiellement à une sage décision : la hâte et la colère. La première s’accompagne ordinairement de sottise, la seconde d’obstination et d’insuffisance d’esprit.” Plus généralement, Diodote défend le débat, l’échange d’idées, ce qui fait le cœur de la démocratie, là où Cléon réduisait le débat à une manipulation des beaux parleurs (Livre III, chap. XLII).

Ce citoyen modéré propose, dans son intervention devant l’assemblée citoyenne, un réel plaidoyer pour la démocratie. Il accuse Cléon d’instiguer une suspicion généralisée, en faisant passer tout défenseur d’une réponse modérée comme un beau parleur, qui veut manipuler le peuple. Peut-être même comme un “corrompu“, qui serait du côté de l’ennemi. “L’État ne peut que perdre à de semblables procédés ; la crainte le prive de conseillers“. Si tout citoyen qui prend la parole est suspecté de défendre ses intérêts personnels, plus personne ne va prendre la parole, alors que la promesse de la démocratie est précisément cet accès à la parole publique, partagé par tous les citoyens.

Surtout, ce que défend Diodote, c’est l’intérêt de la Cité athénienne. C’est selon lui le seul critère qui doit déterminer la décision : la réaction d’Athènes face au peuple mytilénien doit être profitable aux intérêts du peuple athénien. “C’est sur l’avenir, et non sur le présent, dit-il, que porte notre délibération“. Autrement dit, la réaction doit être guidée par ce qui va se passer par la suite, dans les années à venir, et non sur l’émotion présente.

Selon Diodote, Cléon incite les citoyens à se comporter comme des juges, qui cherchent la juste punition, à la hauteur de leur colère, alors que ceux-ci devraient penser à leurs “intérêts futurs” (Livre III, chap. XLIV).

Diodote est réaliste : d’une part, la peine de mort ne dissuade pas les exactions (certaines situations vont toujours inciter certains à en commettre) ; et d’autre part, si l’on punit le peuple comme ses dirigeants, comment peut-on espérer que le peuple se désolidarise de ceux-ci ? “Chaque fois qu’ils pousseront une cité à faire défection, ils auront immédiatement le concours du peuple, puisque vous leur aurez montré que vous réservez le même châtiment aux coupables et aux innocents” (Livre III, chap. XLVII). En un mot, en punissant tout le peuple aveuglément, on le jette dans la gueule de ses dirigeants, responsables de l’agression.

Et Diodote est d’autant plus réaliste — presque cynique — puisqu’il défend aussi l’idée que garder Mytilène comme une ville sous tutelle, au lieu de la détruire et de mettre son peuple à mort, sera beaucoup plus rentable pour Athènes : “Et comment ne serait-ce pas une perte pour nous, que de poursuivre à grands frais le siège d’une ville qui se refusera à se rendre ? De nous emparer enfin d’une ville dont la ruine nous privera à l’avenir des subsides qu’elle nous fournissait ? Or ce sont ces subsides qui font notre force militaire. Évitons donc, en nous montrant des juges rigoureux des fautes d’autrui, de nous faire tort à nous-mêmes. Ayons soin (…) de laisser ces villes disposant de ressources pécuniaires nous être utiles” (Livre III, chap. XLVI).

Thucydide rapporte que ces deux discours contradictoires laissèrent les Athéniens indécis, et que lors du vote, les deux avis recueillirent un nombre de voix à peu près égal…

Néanmoins, c’est l’avis modéré et basé sur l’intérêt de la Cité athénienne, et non sur la vengeance, qui l’emporta. Thucydide raconte alors avec beaucoup de détails comment un second bateau a dû rattraper le premier bateau, parti la veille avec l’information qu’il fallait détruire Mytilène, massacrer les hommes et mettre en esclavage femmes et enfants (dans le second bateau, ils ramaient en mangeant, avec très peu de repos, etc.). Et in extremis, ce second bateau rattrapa le premier. Les responsables de la révolte furent mis à mort, mais le reste du peuple fut épargné.

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Évidemment, ce débat fait écho à l’actualité. Je n’ai pas la prétention de prendre une position sur un conflit qui se déroule à plusieurs milliers de kilomètres de chez moi, et qui est d’une grande complexité. Mais il est intéressant de voir que certains termes des débats contemporains se posent tels quels dans les sociétés humaines, depuis près de 2500 ans. En particulier l’opposition entre des discours populistes flattant le peuple dans ses sentiments de colère et de vengeance, et des discours modérés — plus compliqués à défendre — liant des vertus morales et la défense pragmatique de l’intérêt de la Cité. Ce sont ces discours-ci qui caractérisent les démocraties.

Au plaisir de lire vos avis, remarques et commentaires !

Référence : Thucydide : “Histoire de la guerre du Péloponnèse, trad. par Jean Voilquin, notes par Jean Capelle, Paris : Librairie Garnier Frères (sans date). A lire sur Remacle.org : https://remacle.org/bloodwolf/historiens/thucydide/livre3.htm

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