Experts v/s Politiques : Brève réflexion sur le débat public

Politiques v/s Experts : tel est le débat du moment en Belgique. Ou, dit autrement, le gouvernement doit-il simplement appliquer l’avis des experts, ou peut-il s’en écarter ? 

Pour avoir une idée des arguments dans le débat : “Guerre ouverte entre experts et politiques : “On trébuche dans la boue du populisme” (La DH/Les Sports), “Marc Van Ranst réplique aux attaques : “Heureusement que Georges-Louis Bouchez est politique et pas virologue” (RTBF)

On m’a demandé d’en parler, donc voici une brève réflexion… Je trouve que les deux “camps” sont tout autant dans l’erreur. Je m’explique : 

1) Première erreur : penser que les règles doivent se baser sur “la” Science, comme s’il y avait une espèce de “vérité” scientifique qui s’imposait d’elle-même et devait déterminer les règles, les lois, etc. C’est un problème qui n’est pas nouveau. Vous vous imaginez bien qu’on n’a pas attendu 2021 pour réfléchir sur quoi devait se baser une loi. 

Ca pourrait faire l’objet de tout un cours, mais je vais partir de Thomas Hobbes (1588-1679) et de la fameuse formule “Auctoritas non veritas facit legem” : c’est l’autorité, et non la vérité, qui fait la loi. Dans son célèbre Léviathan (1651), Hobbes explique que si on essaie de fonder la loi sur l’avis des experts (à l’époque, il parle des auteurs de philosophie morale et des “juges subalternes”), il y aura autant de contradictions dans les lois qu’il y en a “dans les Écoles” (1). Parce que devinez ce que Hobbes avait remarqué ? => Les “experts” ne sont pas tous d’accord entre eux, que ce soit sur le Bien ou le Mal (les philosophes), la nature ou même la religion (les théologiens). 

Et c’est toujours aujourd’hui d’une grande naïveté de penser que les scientifiques doivent être tous d’accord entre eux. Quand on évolue dans le champ scientifique, on sait à quel point les conflits peuvent être très durs, et à quel point un scientifique peut penser qu’un ou une de ses collègues a simplement tout faux…

Du coup, il revient au pouvoir souverain de trancher, et de décider. C’est pour cela que la pensée hobbesienne est qualifiée de “décisionnelle”. Et en démocratie, ce pouvoir souverain qui décide, c’est le parlement.  

Donc, si on se résume : il n’y a pas de “vérité universellement acceptée”, et une loi ne peut s’imposer que si elle est le fruit d’une procédure démocratique (2).

2) Ca nous amène à la deuxième erreur : penser qu’il serait plus démocratique que le gouvernement décide. Pour rappel, tout d’abord, on n’élit pas un gouvernement (les ministres sont “nommés” et certains peuvent d’ailleurs ne s’être jamais présentés à une élection), et surtout, un gouvernement ne fait pas les lois, il les fait exécuter. C’est important, c’est la base de la séparation des pouvoirs : le législatif au parlement, et l’exécutif au gouvernement.

Le souverain, en démocratie, c’est le peuple réuni en assemblée. Et en l’occurence dans notre démocratie représentative, l’assemblée la plus importante, c’est le Parlement. Si le gouvernement l’outrepasse, on perd grandement en caractère démocratique. 

Donc, un Conseil des ministres qui crée des lois, ce n’est pas dans l’esprit de la démocratie.

3) Troisième erreur, dans le débat actuel, on a l’impression qu’il y a, “en haut”, au-dessus de nos têtes, deux groupes : “les ministres” et “les experts”… et “en bas”, nous, un peuple d’individus atomisés, qui regardons juste si les premiers suivent ou pas l’avis des seconds. 

❌ Ce n’est pas comme cela que nous devrions nous représenter le processus décisionnel en démocratie.

❌ Ce n’est pas comme cela que les dirigeants devraient se représenter le processus décisionnel en démocratie. 

❌ Ce n’est pas comme cela que les experts devraient se représenter leur rôle : il n’est pas de chuchoter à l’oreille des ministres.

Le débat aboutissant à la “décision” démocratique de prendre telle ou telle mesure pour lutter contre le virus devrait se faire dans la sphère publique de la société civile. Les experts n’ont pas leur place au chevet des dirigeants, mais dans la sphère publique, où l’on fait preuve – idéalement – de “l’usage public de la raison”, pour reprendre la formule de Kant (3), elle-même reprise par Habermas (4). Bref, c’est là que peut émerger une “opinion publique”, qui sera transcrite en loi au parlement, par celles et ceux qui nous représentent, loi qui sera mise en exécution par le gouvernement. 

4) Ce qui nous amène à une quatrième et dernière erreur : penser que les médias relayent trop la parole des experts, ou qu’ils ne devraient pas relayer la parole de tel ou tel expert, ou encore que les experts ne devraient pas critiquer les décisions du gouvernement dans les médias. Une des dimensions fondamentales de la sphère publique, c’est précisément la “publicisation” des arguments de chacun et chacune. Comment débattre si on ne connaît pas les avis des autres ? Le rôle des médias est donc extrêmement important.

Et la nature-même de cette sphère publique, c’est d’être un lieu où l’on peut critiquer l’autorité. C’est extrêmement important dans une démocratie libérale. 

Donc, en résumé : bien évidemment que la parole des experts est très précieuse dans le cadre de cette situation sanitaire exceptionnelle, mais elle ne doit pas être chuchotée directement à l’oreille des ministres. Elle doit être discutée, avec raison, dans la sphère publique, grâce aux médias. Et l’opinion majoritaire qui en émergera devra être transcrite en règles par l’assemblée qui nous représente, qu’on a élue, et qui a comme fonction de faire les règles, c’est-à-dire le parlement. 

Alors, je ne suis pas dupe. Je sais que ça, c’est l’ “idéal”. Mais je crois qu’il ne faut pas abandonner la volonté d’aller, toujours, vers cet idéal à chaque décision qu’on prend… Parce que quand on s’écarte de ça (par le rejet des experts, le refus du débat, l’affaiblissement du parlement), ça n’augure jamais rien de bon. 

Voilà, j’espère que ça a répondu aux questions de celles et ceux qui m’avaient interpellé sur la question. 

Et les autres, quel est votre point de vue ? 

– – – 

Références : 

(1) Hobbes, T. 1651 [1965] “Leviathan”, Oxford : Clarendon Press. (La formule “Auctoritas non veritas facit legem” n’apparaît ni dans la version française, ni dans la version anglaise, mais dans la traduction latine de 1668 : Hobbes, T. 1668 [2012] “Leviatano”, R. Santi (Ed.), Milan Bompiani). 

(2) Chaumont, J.-M., Ciaramelli, F., et alii., 1992. “Hannah Arendt et la modernité”, Paris : Vrin.

(3) Kant, E. 1784. “Réponse à la question ‘Qu’est-ce que les Lumières ?’”

(4) Habermas, J. 1991. “The Structural Transformation of the Public Sphere”, Cambridge, Mass. : The MIT Press.

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