La démocratie participative : réponse à un texte d’Hadelin de Beer

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Cet article est une réponse au texte « Faire vivre la démocratie participative dans notre ville », de Hadelin de Beer, conseiller communal à Ottignies-Louvain-la-Neuve. Ce n’est pas tant une critique de son texte qu’une invitation à débattre : j’apprécie le fait qu’il lance une réflexion sur la démocratie participative, mais je pense que son postulat de base est mal choisi.

Le problème principal réside dans le fait de penser la participation citoyenne dans un cadre de pensée qui reste celui de la séparation du peuple et de ses élus, et du monopole de ces derniers sur l’initiative et la prise de décision finale.

Au lieu d’être « acteurs » du processus démocratique, comme le supposerait l’idée de participation, les citoyens restent l’objet d’initiatives proposées par le politique: ils « sont consultés ». Grammaticalement, la nécessité de passer par la forme passive du verbe témoigne du fait que les citoyens restent « passifs », ils répondent à une demande du politique. « Sur quoi solliciter les citoyens » se demande Hadelin de Beer. Dans la participation, la population devrait autant questionner que répondre. En fait, elle devrait débattre.

D’où vient l’erreur de départ ? Du postulat de base, dans le texte, selon lequel on pourrait partir de l’hexamètre de Quintilien (qui, quoi, où, quand, comment, pourquoi?) dans le but de « connaître les circonstances pour prendre une bonne décision ». Le problème est que le présupposé est tout à fait « objectiviste », et toutes les difficultés que rencontre Hadelin de Beer, pour répondre à ces six questions, révèlent la limite de cette illusion objectiviste lorsqu’on aborde des enjeux sociaux.

En réalité, plus aucun chercheur en sciences sociales ne pense qu’il existerait une « réalité » et qu’on pourrait la « découvrir », la « révéler », à partir de ces six questions. En particulier en politique. Pierre Bourdieu a assez montré que la « réalité » est le lieu d’une lutte permanente pour définir « la réalité » (Bourdieu, 1980: 67).

L’image illustrant l’article est particulièrement révélatrice du présupposé objectiviste : un « Sherlock Holmes » se penchant avec sa loupe sur une réalité à découvrir. Si c’est le peuple qui est en-dessous, on l’imagine comme une colonie de petites fourmis dont l’agitation est à ce point obscure à l’élite politique, que celle-ci doit se munir d’une loupe et d’une grille de six questions.

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C’est d’autant plus dommage que le texte est écrit par un conseiller de la ville d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, siège d’une Université (UCL), dont la faculté de sociologie a produit certains des meilleurs sociologues en sociologie du Sujet, sociologie de l’action, sociologie des mouvements sociaux, ou en recherche-action. Je pense à Guy Bajoit, à Abraham Franssen, à Luc Van Campenhoudt. Je ne sais plus si Bajoit l’a écrit quelque part, mais je me rappelle, lors de discussions, qu’il disait que le sociologue ne devait pas « rester au balcon » mais descendre dans la rue. Tout semble indiquer, dans le texte d’Hadelin de Beer, que l’élu se penche, depuis son balcon, sur cette population qui « grouille » en-dessous, et qu’il faudrait consulter. J’exagère son propos, mais c’est ce qu’inspire l’image utilisée. J’y reviendrai.

Prenons les six questions d’Hadelin de Beer, sur le modèle de Quintilien, et faisons-les passer à travers un changement de paradigme, autant politique (celui de la démocratie participative) qu’épistémologique (celui d’une sociologie constructiviste).

Qui ?

« Qui doit être impliqué ? », « qui consulter ? », demande le conseiller communal, comme si l’on pouvait circonscrire un enjeu à une limite de population, alors même que l’enjeu principal peut être la limite de cette population. Et que, par conséquent, c’est dans le processus démocratique que la population, le « qui », va se construire. Autrement dit, il est probable que le « qui » ne pré-existe pas totalement à la construction du problème. Et si c’est le politique qui définit qui a le droit de s’exprimer sur une problématique, c’est lui qui définit ex nihilo – ou selon ses propres intérêts – les termes du problème.

Imaginons l’aménagement d’une route, d’une place, d’un noeud de circulation. Peut-être que ça a du sens d’interroger l’ensemble des riverains vivant à une certaine distance. Mais peut-être que les riverains n’empruntent pas tellement cet endroit ? Peut-être que le problème principal se pose pour les parents d’une école située à proximité, et que la décision devrait davantage impliquer les parents et la direction de l’école ? Ou peut-être qu’il s’agit des travailleurs d’un pôle d’emploi à proximité ?Peut-être que la route en question ne pose problème que pour certains usagers ? Pour les personnes à mobilité réduite ? Pour les cyclistes ? Pour les piétons ? Peut-être que l’aménagement en question a des conséquences sur l’accès à des services ? A des commerces ?

Au final, l’enjeu concerne-t-il la mobilité, la sécurité, la vie d’un quartier, le développement économique ? Décider, en tant qu’autorité publique, qui pourra s’exprimer, c’est cadrer la problématique. A l’inverse, un processus de participation citoyenne partirait des groupes, même informels, qui se mobilisent et s’expriment parce qu’ils sont confrontés, dans leur expérience régulière, à cette problématique.

Art of Angel Exhibition

Image Art of an Angel Exhibition

Quoi ?

« Sur quoi solliciter les citoyens ? »  La conception reste « top-down » : des autorités qui se demandent quelle question poser à la population, passive, sommée de répondre. Faut-il les interroger sur « des détails » ou sur des « enjeux fondamentaux » se demande Hadelin de Beer. Pose-t-on des « questions simples » ? N’est-ce pas « dangereux », précise-t-il, avec l’idée sous-jacente de dérives populistes ? Et de se référer aux années 30, et au danger qu’aurait constitué le fait de poser, à la population, la question de l’installation des juifs dans leur quartier. Et ses inquiétudes poursuivent sur le fait qu’une consultation populaire puisse ôter des droits à certains, ou déboucher sur une diminution irresponsable des impôts.

Bon… rien ne serait plus étranger à l’idée d’un processus de participation citoyenne, que de produire de telles questions, à nouveau ex nihilo, et de sommer la population d’y répondre. Ca reviendrait à mettre les gens en demeure de répondre à des questions qu’ils ne se posaient peut-être pas, ou pas dans ces termes. Le problème est exactement le même qu’avec les sondages d’opinion, comme le dénonçait Bourdieu, dans « L’opinion publique n’existe pas », dès 1973.

La participation impliquerait de faire collaborer l’ensemble des acteurs concernés, sur la construction même de l’enjeu, dans un dialogue permanent, entre eux, et avec les autorités. Si l’on avait fait de la participation dans les années 30, elle aurait consisté à faire échanger les populations juives voulant s’installer dans un quartier et les populations du quartier, et non à demander aux uns de se positionner sur un « oui ou non » quant à la venue des autres.

Pour un exemple plus récent, les plates-formes d’ « e-rulemaking » (comme développées à l’Université de Cornell, ou le projet « vTaiwan » en Asie) postulent que la délibération ne peut pas consister à dire oui ou non à des propositions déjà faites.

On en vient donc tout naturellement au…

Comment ?

Comment faire participer la population ? La question est transversale, parce que, comme on l’a vu, elle implique de se demander « comment définir qui a le droit de s’exprimer ? », « comment construire la question à poser ? », etc.

La réponse est que la participation ne peut se faire que par l’échange constant entre les acteurs, et avec les autorités communales.

Pour revenir à l’image qui illustre l’article d’Hadelin de Beer, on doit abandonner l’image d’un « élu-détective » se penchant, avec sa loupe, sur le petit peuple – tel un « Dieu » transcendant. Le principe de la participation citoyenne, c’est précisément l’immanence, au sens stoïciste, c’est-à-dire ce qui dépend de nous.

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En ce sens, je préfèrerais illustrer la participation citoyenne avec une image des fameux cours de Deleuze à Vincennes : l’autorité (le professeur et philosophe célèbre) au milieu de ses élèves, sans estrade, hors de tout cadre ex-cathedra (et Deleuze explique justement pourquoi il donne cours dans cette classe visiblement trop petite plutôt que dans un amphithéâtre : pour ne pas perdre les interactions que ce dispositif permet. « Aussi mal soit-on ici, dit-il, tout le monde peut me couper la parole, et ce n’est pas possible en amphithéâtre »).

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Image @ Hervé Gloaguen, Getty Images

Bref, depuis les débuts de la sociologie, la participation est inscrite dans les conditions mêmes de production de l’opinion. Dans ses « Leçons de sociologie », Durkheim ne concevait l’opinion individuelle que comme quelque chose qui se formait au sein d’une collectivité. Pour lui, les suffrages ne peuvent exprimer un « esprit collectif » que si les individus ont pu se former mutuellement leur opinion dans des groupes constitués, cohérents, permanents. C’est cela le terreau de la démocratie participative. Et la bonne nouvelle est que les moyens de communication actuels semblent ouvrir les possibilités à ce niveau-là. C’est tout ce qu’on appelle la « Civic Tech » (mais ce n’est pas l’objet ici).

Sans cela, les consultations populaires ne se distingueraient finalement pas tellement des sondages dans lesquels les opinions individuelles sont « réduites à l’état de votes dénombrables mécaniquement, comme des cailloux » (Bourdieu, 2000 : 85). Comprenons bien la distinction : dans un sondage, la mise en relation des opinions se fait en dehors des agents. Chacun donne son opinion, et on les rassemble, par après, dans un artéfact d’ « opinion publique ». Ce ne sont pas les individus qui combinent leurs opinions, qui les confrontent dialectiquement, pour accéder (idéalement) à une synthèse (Bourdieu, 2000 : 85). Je le répète, sociologiquement – et je suis persuadé que les processus de participation citoyenne trouvent leur nécessité dans cette idée : les opinions sont « des signes qui peuvent être changés par l’échange, par la discussion, par la confrontation » (Bourdieu, 2000 : 88). On est là au coeur de l’idée d’espace public démocratique. On pourrait citer Habermas. Mais on pourrait parler également d’intelligence collective (Landemore, 2012) – et cette intelligence collective est complètement absente d’une démarche qui consisterait à sommer la population de répondre par oui ou par non à une question venue d’en haut.

Pour reprendre un exemple d’Hadelin de Beer, la participation citoyenne, ce n’est pas demander à la population « souhaitez-vous qu’on diminue les impôts », même en leur précisant les services qui seraient réduits en cas de coupe. C’est plutôt de mettre en place un modèle de budget participatif.

Quand ?

Je pense qu’on a compris où je voulais en venir : la question de « quand consulter » n’a finalement de sens que lorsque l’initiative émane du politique et que la décision finale relève du politique également. Dans ce cas-là, la participation n’est qu’un moment « t » du processus décisionnel. Et bien souvent, ça semble presque être une épine dans le pied du politique, un passage obligé, avant de pouvoir décider.

Pour la population, ça revient à devoir choisir entre le début, où rien n’est encore à décider, et la fin, où tout est déjà décidé.

La participation doit évidemment avoir lieu durant tout le processus, dans un dialogue constant entre la population, constituée en force mobilisée, sous forme d’une multitude d’acteurs, et les autorités. La participation implique la co-construction, et une nouvelle manière de penser la dualité politique / population, professionnels / profanes.

Pourquoi ?

« Et si le but de la participation était tout simplement le partage du pouvoir ? » se demande Hadelin de Beer. Certes… mais un partage de qui vers qui ? S’il s’agit du politique qui partage un peu de « son » pouvoir avec la population, l’auteur semble oublier qu’ en « demokratía », le « kratos » (pouvoir) appartient déjà – théoriquement – au « dêmos » (peuple). C’est bien le peuple qui dispose du pouvoir souverain.

Si l’auteur voulait dire que la « démocratie participative » permettait de remettre davantage de démocratie dans le système actuel, donc de pouvoir dans les mains de la population, alors je le suis dans cette idée. Mais je crois que ça ne peut passer que par un retournement de paradigme, par lequel :

  • l’initiative doit émaner de la population
  • le dialogue doit être permanent entre les élus et la population
  • l’opinion de cette population doit être pensée comme un processus de construction, plutôt que comme quelque chose à découvrir d’ « en haut ».
  • le processus délibératif et décisionnel doit être le fait d’échanges entre acteurs sociaux, plutôt qu’un comptage de voix.

Hadelin de Beer terminait son texte sur un appel à faire vivre la participation. J’espère que mon texte permettra de susciter la discussion.

Références :

  • Bourdieu, P. 1973. « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, 318, pp. 1292-1309.
  • Bourdieu, P. 1980. « L’identité et la représentation. Eléments pour une réflexion critique sur l’idée de région », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 35, pp. 63-72.
  • Bourdieu, P. 2000. Propos sur le champ politique, Presses universitaires de Lyon.
  • Landemore, H. 2012. Democratic Reason : Politics, Collective Intelligence, and the Rule of the Many, Princeton University Press.

3 Replies to “La démocratie participative : réponse à un texte d’Hadelin de Beer”

  1. Merci pour cette contribution, que je partage largement.
    Il se fait que parfois le politique décide de consulter les citoyens. C’est loin d’être l’idéal de la démocratie participative, j’en conviens. Alors les questions que je pose sont pertinentes (me semble-t-il).
    Ce qui me désole, c’est la difficulté de faire de la démocratie participative dans certains dossiers (extension de l’Esplanade), mais je ne m’y étendrai pas.
    Je conteste juste une chose : l’interprétation de l’image. Ce n’est pas l’élu qui regarde le petit peuple, c’est une personne engagée qui, devant l’apparente simplicité, veut approfondir certaines questions.

    • décide de
      J’en conviens
      je conteste
      Ce n’est pas
      Si possible, merci de corriger dans l’orignal

    • Bonjour,

      Merci pour votre réponse. J’espère que l’on pourra poursuivre la discussion, sur base des conceptions que l’on partage quant à la démocratie participative.
      Effectivement, il y a des dossiers qui suscitent plus de difficultés. J’aurais tendance à dire que la formule de Coubertin n’est aussi jamais vraie que dans ces cas-là : l’important, c’est de participer 😉 Moins la population est impliquée, plus on va a clash, et plus le fossé se creuse entre la population et ses élus. Beaucoup de difficultés actuelles sont le fruit de décennies de non-participation.
      Merci pour votre précision par rapport à l’image. Je reste convaincu qu’elle est mal choisie pour signifier l’engagement, et plutôt qu’un “observant” qui observe des “observés”, je préfère un dialogue permanent où chacun apprend de l’autre…
      Merci en tout cas pour votre réponse.
      Au plaisir de poursuivre la discussion.
      Bien à vous,

      Yves Patte

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