Pour poursuivre après l’émission “A votre avis”, sur les mouvements citoyens

Comme je savais que mes interventions seraient très courtes, je m’y étais préparé, et j’ai dit ce que je voulais dire (à 34:11 et 54:46). J’espère que c’était suffisamment clair.

Si vous n’avez pas pu regarder le débat en direct, les liens sont ci-dessous :

Et pour aller plus loin, je voulais rebondir sur quelques éléments liés à la demande actuelle de participation de la part des citoyens (qu’ils soient rassemblés en liste ou pas, d’ailleurs), afin de poursuivre la discussion :

1.

On a très peu parlé du niveau local, c’est pourtant d’abord, et principalement, là que doit s’inscrire la participation des citoyens et citoyennes. Souvent, quand on parle de consulter la population, on s’imagine uniquement consulter “Les Belges”, sur des questions un peu démesurées : les flux migratoires, la scission du pays, la peine de mort. Avant d’en arriver là, il y aurait des milliers d’occasions d’impliquer les citoyens et citoyennes dans la prise de décision, au sein des 589 communes de Belgique, sur des questions comme la revitalisation de leur centre-ville, la préservation du patrimoine, la mobilité qui sera favorisée, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, etc.
Il y a déjà des choses qui se font, mais ça reste très rigide et minimaliste. Il y a énormément de choses à faire pour créer une réelle culture de la participation politique, d’abord sur les enjeux qui concernent le plus directement les citoyens et citoyennes.
La démocratie se construit mieux du bas vers le haut.

2.

C’est en favorisant tous ces dispositifs participatifs, en ramenant comme “évident” le fait qu’en démocratie, celles et ceux qui sont directement concernés par un enjeu peuvent prendre part aux décisions, qu’on créera (ou re-créera) de la culture politique. Avoir des cours de la citoyenneté à l’école ne sert pas à grand chose, si une fois qu’on quitte l’école, le rôle de citoyen se limite à aller voter une fois toutes les x années. En fait, c’est un peu comme toutes ces heures passées à utiliser un compas à l’école. Parfois, à 40 ans, on se demande un peu à quoi ça a servi 

La citoyenneté, c’est comme pour tout, il faut la PRATIQUER. “Repolitiser le citoyen”, comme l’a dit Stéphane Michiels (53:43), de Belvox, c’est à mon sens permettre au citoyen de jouer pleinement, et régulièrement, son rôle politique.

Je cite souvent cet exemple : John Stuart Mill (1806 – 1873), grand penseur libéral, faisait tout à fait le lien, dans son célèbre “De la liberté” (1859), entre la participation des individus à la gestion des “affaires communes” et l’éducation. Et pour lui, le fait d’avoir des jurys d’individus dans les “institutions libres et populaires à l’échelon local et municipal” représentait “la partie pratique de l’éducation politique d’un peuple libre”.

[Extraits] :

“Dans de nombreux cas, bien que la moyenne des individus ne puissent pas faire certaines choses aussi bien que les fonctionnaires, il est néanmoins souhaitable que ce soit eux qui les fassent, et non pas le gouvernement, afin de contribuer à leur éducation intellectuelle, de fortifier leurs facultés actives, d’exercer leur jugement et de les familiariser avec les sujets dont on les laisse ainsi s’occuper.”

“[ces choses] tirent l’homme du cercle étroit de l’égoïsme personnel et familial pour le familiariser avec les intérêts communs et la direction des affaires communes; elles l’habituent à agir sur des motifs publics et semi-publics, et à orienter sa conduite à des fins qui le rapprochent des autres au lieu de l’en isoler.”
👍👍👍

3.

Stuart Mill parlait des fonctionnaires. C’est un autre grand oubli des débats actuels sur le tirage au sort. On s’imagine toujours qu’on va tirer au sort des citoyens et qu’ils auront du jour au lendemain à gérer tout seuls : la construction des autoroutes, la gestion de l’enseignement et les prévisions budgétaires. C’est oublier qu’il y a une administration, composée de professionnels, non-élus, pour toutes ces matières. En fait, dans le système politique actuel, le ou la ministre n’est pas nécessairement spécialiste du domaine, mais outre son cabinet, il ou elle peut bénéficier de toute la connaissance de l’administration. (On est d’accord, les relations entre administrations et cabinets sont parfois tendues, mais de fait, cette administration permet de pérenniser des projets indépendamment des ministres qui se succèdent).

Avec le tirage au sort, c’est le ou la ministre qui est remplacé.e par des citoyens, pas l’administration.

4.

Comme le disait Kewan Mertens, de Agora.Brussels (38:50), la démocratie ne se résume pas à agréger des votes, comme ce serait le cas dans un référendum. C’est plus que ça : ça implique la discussion, la délibération.

Ainsi, l’un des principes centraux de la démocratie athénienne, l’ “iségorie”, représente le droit qu’avait chaque citoyen de prendre la parole lors des assemblées, et de faire des propositions. T.G. Bouricius (2013) explique que ça va bien au-delà du fait d’avoir sa voix qui compte lors d’un vote. Ce dont nos ancêtres étaient conscients, c’est que le vote d’une seule personne avait peu de chances de changer l’issue d’un débat; par contre, la prise de parole d’une personne, exposant une nouvelle information, ou un nouvel argument, pouvait faire basculer une décision.

Le simple fait de pouvoir rajouter son vote aux milliers (millions) d’autres votes a donc moins d’importance que le fait de pouvoir communiquer une information, un argument, aux milliers (millions) d’autres votants. La discussion, la délibération, le débat sont donc des éléments fondamentaux. Et beaucoup de défenseurs de la participation citoyenne préfèrent d’ailleurs l’idée de “démocratie délibérative” à celle de “démocratie participative”.

5.

A plusieurs reprises durant le débat, on a discuté du fait qu’il fallait que celles et ceux qui sont concerné.e.s puissent décider, cfr. l’échange un peu tendu entre Aurore (infirmière) et Laurette Onkelinx.

En démocratie, on ne peut pas se passer de ce qu’on appelle le “savoir d’usage” (dont a parlé également Olivier Carlens de “Citoyen !”). John Dewey (1859 – 1952), le célèbre psychologue et philosophe américain, donnait cet exemple :

“C’est l’homme qui porte la chaussure qui sait mieux si elle fait mal et où elle fait mal, même si le cordonnier est le meilleur juge pour savoir comment y remédier (…) Une classe d’experts est inévitablement si éloignée des intérêts communs qu’elle en devient une classe avec un intérêt privé et un savoir privé, ce qui en matière sociale est l’équivalent d’un non-savoir.”

Il y a beaucoup d’éléments intéressants dans cette citation :

  • la reconnaissance du savoir d’usage (le savoir de celle ou celui qui porte la chaussure).
  • le fait qu’il faut associer celui ou celle qui porte la chaussure et l’expert (le cordonnier)
  • le fait qu’un savoir qui resterait limité à un nombre restreint de personnes serait l’équivalent d’un non-savoir. Ca ne veut pas dire qu’il faut que tout le monde sache tout. Mais il faut que les experts mettent leur savoir au service des intérêts communs.

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Voilà quelques réflexions pour poursuivre ce débat sur les listes citoyennes. On sent vraiment qu’on est à un tournant. L’idée de participation citoyenne est maintenant partout. Et j’étais heureux d’entendre de la part des représentants des partis “traditionnels” présents, Sophie Wilmès, Laurette Onkelinx et Gilles Vanden Burre, que la participation était un enjeu pour eux également. Il faut arriver à concrétiser cela… sinon, comme j’ai pu le dire durant le débat, je crains qu’on aille vers des lendemains bien plus sombres. Et je crois que le succès récent du parti Vox en Espagne doit nous rappeler l’urgence d’en prendre conscience.

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Références :

  • Bouricius, T.G. 2013. “Democracy Through Multi-Body Sortition : Athenian Lessons for the Modern Day”, Journal of Public Deliberation, Vol. 9, issue 1, article 11.
  • Dewey, J. 1954. “The Public and its Problem”, p. 207.

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Quelques articles que j’ai publiés, en rapport avec mon intervention :

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