En quoi le localisme est-il fondamentalement différent du nationalisme, du régionalisme ou du provincialisme ?

Suite à ma lettre au roi, je voulais clarifier cette distinction importante.  

Nous habitons toutes et tous dans un village ou une ville spécifique, au sein d’une province ou d’un département ou d’un canton, au sein d’une région, au sein d’une nation, au sein d’un continent, et au final sur Terre. Cette structure pourrait s’apparenter un peu aux poupées russes, les matriochkas.

Chacun de ces niveaux est tout à fait défini. Quand on parle d’une nation, on peut la définir très précisément, on connaît sa superficie, ses frontières, sa population. Idem pour une région, un département ou une province.

On peut définir très précisément la limite, entre ce qui fait partie de ce territoire (l’”in-group” ou l’”endogroupe”) et ce qui est extérieur au territoire (l’”out-group” ou l’”exogroupe”).

Et être nationaliste, régionaliste ou provincialiste, c’est privilégier un seul de ces niveaux. Et ne considérer ni tout ce qui est en-dessous, ni tout ce qui est au-dessus.  

Pour un ou une nationaliste, par exemple, la seule frontière pertinente, c’est celle de la nation : peu importe de quelle région ou province on vient au sein de cette nation, l’important est d’appartenir à cette nation, par opposition à celles et ceux qui n’y appartiennent pas.

De même, certains vont privilégier la région comme territoire d’appartenance principale. Tout ce qui sera en-dessous (des sous-régionalismes) n’aura pas d’intérêt pour eux, et ils ne reconnaîtront pas d’appartenance aux échelles supérieures : la nation, le continent, etc.

Vous avez compris le principe…

Le localisme, c’est privilégier “ce qui est local”. Et l’immense intérêt de cette vision, c’est précisément que le “local” N’A PAS DE DÉFINITION. Selon de quoi on parle, le “local” aura des étendues différentes.

Et toute personne qui a déjà participé à des projets en transition le sait très bien. Idem pour toutes celles et ceux qui bossent, par exemple, dans des magasins “bio”.

Je vais vous donner 2 exemples personnels :

1) J’ai participé à une époque au développement de la monnaie locale « Le Talent ». Cette monnaie s’est initialement développée dans la commune d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, dans la province du Brabant wallon, en Belgique. Puis, des communes limitrophes ont manifesté leur volonté de laisser circuler cette monnaie sur leur territoire également. Puis, des communes limitrophes aux communes limitrophes ont suivi… Et s’est alors posée la question : jusqu’à quelle échelle une monnaie « locale » est-elle encore « locale » ? En ne circulant que sur une seule commune, elle n’a pas beaucoup d’intérêt, sur quelques communes, ça devient plus intéressant. Mais il y aura toujours un bon argument pour dire qu’on devrait peut-être l’étendre à la province… puis pourquoi pas à toute la région ? Ne serait-ce pas intéressant d’avoir une monnaie « wallonne » ? Et puis pourquoi pas y intégrer Bruxelles et la Flandre ? … et on serait à deux doigts de réinventer le franc belge… Lorsque quelqu’un lèvera le doigt pour demander s’il ne serait pas plus intéressant d’avoir une monnaie commune à toute l’Europe…

Finalement, des décisions ont été prises en assemblées, et la monnaie locale « Le Talent » circule uniquement sur quelques communes constituant un réel bassin de vie au centre du Brabant wallon. C’est finalement son territoire « naturel », pourrait-on dire. Et deux autres monnaies locales existent, l’une à l’Ouest du Brabant wallon, l’autre à l’Est, sur deux autres bassins de vie.

2) J’ai également suivi et coopéré avec des magasins “bio” et avec une épicerie collaborative. A chaque fois s’est reposée la question : jusqu’à quelle distance les aliments sont-ils “locaux” ?

Je vais prendre l’exemple de la commune dans laquelle j’habite : Genappe. Si on parle de légumes, on peut pratiquement trouver tout ce dont on a besoin sur le territoire de la commune. Donc, des légumes “locaux” seront plutôt des légumes de Genappe. Pas besoin de courir très loin.

Si on cherche de la viande “locale”, ça commence à être un peu plus difficile à trouver. Il faudra probablement aller dans les communes limitrophes pour avoir une offre complète en viande. Mais on peut supposer que sur la province, on trouvera de tout. Ou peut-être faudra-t-il aller chercher des viandes un peu plus loin dans la région ?  

Et si on veut du textile “local” ? On ne pourra pas vraiment s’habiller avec uniquement des habits confectionnés sur le territoire de Genappe, ni même dans la province ou la région. Mais peut-être qu’on peut trouver pas mal de choses “made in Belgium” néanmoins ?

Et puis si vous habitez, par exemple, juste à côté de la frontière française. Vos fruits et légumes les plus locaux viendront peut-être de l’autre côté de la frontière. Ils sont “locaux” même s’ils viennent “de l’étranger”…

Vous voyez, l’IMMENSE INTÉRÊT d’une approche localiste, c’est que c’est toujours RELATIF et PRAGMATIQUE, alors que les nationalismes, régionalismes ou provincialismes sont absolus. Ils sont figés.

Avec le localisme, on est donc très loin du repli sur soi ! Ce pragmatisme est plutôt à aller chercher dans les logiques des marchands et commerçants qui faisaient le lien entre toutes les cités de l’Antiquité et du Moyen-Âge. Celui qui est de l’autre côté d’une quelconque frontière (provinciale, régionale, nationale) est toujours un partenaire potentiel avec qui une coopération serait bénéfique.  

Ce qui est également intéressant, c’est que les premiers chapitres des Politiques d’Aristote sont consacrés précisément à une structure similaire, de l’unité la plus petite jusqu’à la Cité : Homme/Femme > Famille (pour les besoins de la vie quotidienne) > Village (pour « les besoins qui ne sont pas ceux de la vie quotidienne ») > la Cité (comprise comme la communauté de plusieurs villages).

Et dans cette structure, c’est uniquement quand on arrive à l’échelle de la Cité qu’on arrive à un niveau qui est autarcique. C’est un élément extrêmement important dans la vision politique d’Aristote. La Cité doit atteindre l’autarcie, ou plus précisément une autarcie “pour ainsi dire complète” selon les mots d’Aristote (il y a beaucoup de petites nuances comme ça dans ses Politiques).

Aujourd’hui, dans une société qui est quand même plus complexe qu’à l’époque, adopter un point de vue “localiste”, c’est chercher, pour chaque besoin, le territoire qui peut nous permettre d’atteindre une certaine autarcie. Peut-être que pour l’alimentation, c’est la commune, mais que pour le textile, c’est le pays ? Et ainsi de suite.

Bref, être localiste, c’est chercher pour chaque chose, la plus petite échelle possible permettant une certaine forme d’autosuffisance. Et cette échelle peut varier selon les domaines.

  • Le localisme exclut, par essence, toute forme de xénophobie.
  • Le localisme est connecté à d’autres notions comme la liberté des peuples à s’autodéterminer, l’empowerment, le non-interventionnisme, le pacifisme, etc.

Pour aller plus loin :

Deux articles que j’ai écrit sur la question du local et de l’échelle :

Trois livres :

  • Kohr, Leopold, 2001, The Breakdown of Nations (édition originale : 1957), Cambridge : Green Books.  
  • Sale, Kirkpatrick, 2017, Human Scaled (revisited). A New Look at the Classic Case for a Decentralist Future, White River Jonction : Chelsea Green Publishing.
  • Schumacher, E.F., 1989, Small is Beautifull. Economics as if People Mattered (édition originale : 1973), New York : Harper Perennial.

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