Aristote sur le cumul des mandats à Carthage

En Belgique, une part de plus en plus grande de la population souhaite que les élus cumulent moins de mandats et de fonctions politiques dérivées. Un groupe comme Cumuleo fait un travail admirable à ce niveau-là… Mais les élus s’accrochent à leurs fonctions. Le problème n’est pas nouveau, c’est juste que ces élus n’ont pas compris ce qu’était la démocratie.

Piqûre de rappel avec Aristote, à propos de la Constitution de Carthage :

“On peut blâmer encore le cumul des emplois, qui passe à Carthage pour un grand honneur. Un homme ne peut bien accomplir qu’une seule chose à la fois. C’est le devoir du législateur d’établir cette division des emplois (…). Quand l’Etat n’est pas trop restreint, il est plus conforme au principe républicain et démocratique d’ouvrir au plus grand nombre possible de citoyens l’accès des magistratures; car l’on obtient alors, ainsi que nous l’avons dit, ce double avantage que les affaires administrées plus en commun* se font mieux et plus vite.”

Aristote prend un exemple intéressant : sur un champ de bataille, on ne cumule pas :

“On peut voir la vérité de ceci dans les opérations de la guerre et dans celles de la marine, où chaque homme a, pour ainsi dire, un emploi spécial d’obéissance ou de commandement.”

… de fait, si on cumulait à l’armée, comme on cumule en politique, une même personne serait en même temps Commandant dans l’armée de terre, Caporal dans l’armée de l’air, Sergent-chef dans la marine, et serait 3 jours par semaine déployée à Kaboul et le reste de la semaine de garde à la caserne à Marche-en-Famenne (pour visualiser un peu) 

Aristote poursuit en expliquant qu’à Carthage, comme ils cumulent, il s’agit davantage d’une oligarchie (que d’une démocratie). Et pour maintenir cette oligarchie, Carthage doit “enrichir continuellement une partie du peuple”, qu’elle envoie dans les villes colonisées (comprenez : à qui elle donne des privilèges).

Ce système est fragile, pour Aristote, qui pose la question de savoir ce qu’il se passerait si le peuple venait à se soulever contre ce gouvernement oligarchique.

Source : Aristote, La Politique, Livre II, chap. VIII, §8 [1273b].

* La prise de décision en commun est importante pour Aristote. Dans le Livre III, il dit également que “les individus isolés jugeront moins bien que les savants, j’en conviens, mais tous réunis, ou ils vaudront mieux, ou ils ne vaudront pas moins”. J’en avais parlé ici : https://goo.gl/o9dvGh

Pourquoi il faut limiter le pouvoir des dirigeants. Pourquoi nos Etats ne sont pas libres. Pourquoi il faut de la morale en Politique… et plein d’autres questions actuelles. Le texte “Sur la Constitution” de Robespierre

Petite plongée dans un texte qui défend le peuple contre les élites ! Autrement dit, un texte qui serait perçu, aujourd’hui, comme du vilain populisme ! Imaginez un peu : pointer les vices des dirigeants, et les risques inhérents au pouvoir d’abandonner l’intérêt public au profit de son intérêt personnel. Aujourd’hui, on vous dira que ce « tous pourris » fait le jeu de l’extrême-droite et blah blah blah…

… Sauf que ce texte est de Robespierre (1758-1794), une figure majeure de la Révolution française, surnommé « L’Incorruptible », grand défenseur de la séparation des pouvoirs, du suffrage universel, de la liberté de la presse, etc. Bien sûr, Robespierre a toujours été un personnage controversé. Disons que je mets ça ici de côté, pour m’intéresser à son discours du 10 mai 1793 : « Sur la constitution ». Je vous invite quand même à lire cet article, paru dans Le Monde diplomatique, qui explique les raisons des controverses sur Robespierre, et qui conclut sur une réhabilitation de celui-ci…

Commençons par le début. A quoi sert une constitution pour Robespierre ?

« Le premier objet de toute constitution doit être de défendre la liberté publique et individuelle contre le gouvernement lui-même. »

Le point de départ est là : la loi ne doit donc pas tant éviter l’insurrection du peuple ; elle doit d’abord limiter le pouvoir des délégués et mandataires.

On sait que Robespierre était LE grand défenseur du peuple, dans la période qui a suivi la Révolution française – et cela est précisément au cœur des controverses qui le concernent.

La maxime, qu’il décrit comme « incontestable » et qui guide sa vision de ce que doit être une constitution, est celle-ci :

« Que le peuple est bon, et que les délégués sont corruptibles ; que c’est dans la vertu et dans la souveraineté du peuple qu’il faut chercher un préservatif contre les vices et le despotisme du gouvernement. »

In-con-test-able, selon lui, cette maxime ! Et il précise, dans un bref parcours historique, en guise d’introduction, que « jamais les maux de la société ne viennent du peuple, mais du gouvernement. » Pour Robespierre, l’intérêt du peuple, c’est le « bien public », alors que l’intérêt de « l’homme en place » (comprenez le mandataire politique) est un « intérêt privé ».

Ouch ! Exactement l’inverse de ce qu’on nous dit actuellement. Il faut dire que Robespierre exprime cela, avant la création des grandes machines politiques de la période moderne, que sont les « partis », et qui ont été capables de nous imposer cette idée que les mandataires politiques sont mus par l’intérêt général. Ce fameux « fétichisme politique » si bien décrit par Bourdieu.

Bref, Robespierre récuse l’illusion d’un « peuple insensé et mutin » et de « fonctionnaires publics essentiellement sages et vertueux ». Pour lui, c’est clairement l’inverse qu’a montré l’Histoire :

« Rappelez-vous le sublime dévouement des soldats et les infâmes trahisons des généraux, le courage invincible, la patience magnanime du peuple, et le lâche égoïsme, la perfidie odieuse de ses mandataires ».

(A mon sens, c’est une question d’évolution des sociétés, la vision de Robespierre est trop « statique » : c’est dans les moments de crise du système que les mandataires sont les plus égoïstes et perfides… mais ce sera l’objet d’une autre publication).

Si le vice vient des dirigeants, la constitution doit donc limiter leur pouvoir. Tout le reste du texte présente donc des mesures concrètes pour ce faire. Robespierre parle des « digues » qui doivent « défendre la liberté publique contre les débordements de la puissance des magistrats » (la liberté publique : comprenez « la liberté du public », donc la liberté de la population).

Vous allez voir que la plupart des mesures proposées restent fort d’actualité. Continue reading Pourquoi il faut limiter le pouvoir des dirigeants. Pourquoi nos Etats ne sont pas libres. Pourquoi il faut de la morale en Politique… et plein d’autres questions actuelles. Le texte “Sur la Constitution” de Robespierre

Brève réflexion sur la corruption politique (suite)

Suite à mon post précédent, je voudrais encore extraire un élément de la thèse, très intéressante, de Cristina Rosillo López: “La corruption à la fin de la République romaine (IIe-Ier s. Av. J.-C.) : Aspects politiques et financiers”. (Université de Neuchâtel).

Elle écrit : “Il faut souligner (…) que les Romains avaient reconnu les failles du système qui donnaient lieu à la corruption et avaient établi des mesures préventives…“. Parmi celles-ci, il y avait la “non-itération des postes“, c’est-à-dire le fait de ne pas répéter plusieurs mandats successifs !

Ainsi, en 46 av. JC., César avait identifié l’itération des magistratures comme un “problème clé” de la République : l’itération offrait des possibilités aux gouverneurs de s’enrichir et d’enraciner leur pouvoir personnel dans leur province.

En gros, les Romains avaient remarqué que plus on restait longtemps en poste, plus il y avait d’opportunités de frauder le trésor public.

Parmi les mesures précises ? Des mandats très courts, parfois de 6 mois à 2 ans, et un intervalle de 2 ans entre chaque magistrature (lex Villia annalis). Ils avaient effectivement remarqué que ça empêchait que certains utilisent de l’argent lié à leur mandat pour préparer leur réélection ! (tiens, tiens…. !)

300 ans avant, Aristote (qui n’était quand même pas un idiot !) avait identifié le même problème ! Dans le célèbre “Politique”, qui est l’un des plus anciens traités de philosophie politique de la Grèce antique, on trouve cette phrase :

“Quand on reste peu de temps en fonctions, il n’est pas aussi facile d’y faire le mal que quand on demeure longtemps. C’est uniquement la durée prolongée du pouvoir qui amène la tyrannie dans les Etats oligarchiques et démocratiques” (Livre VIII, chapitre VII, § 4).

Une proposition (basée sur les textes anciens) : Interdiction de deux mandats successifs. Autrement dit : possibilité de faire autant de mandats que son espérance de vie le permet… mais jamais deux à la suite.

On aurait des mandataires qui ne devraient jamais s’accrocher à tout prix à leur poste, et un renouvellent permanent dans les postes de pouvoir.

A côté de Cumuleo, de Transparencia, d’ANTICOR et bientôt de Cabineto, qui font un travail formidable pour dénoncer le cumul des mandats, le népotisme, etc., pourquoi pas un “Iteratio” qui dénoncerait l’enracinement en politique, c’est-à-dire celles et ceux qui répètent (itération) des mandats toute leur vie ? 

[Peinture : L’Ecole d’Athènes, de Raphaël (1510)]

Brève réflexion sur le renouvellement de la classe politique (à partir de l’Ostracisme de la démocratie athénienne)

Nos ancêtres grecs ont inventé une démocratie beaucoup plus complexe que celle que nous connaissons aujourd’hui. En aucune manière, nos Etats bureaucratiques ne témoignent de la finesse des procédures antiques.

Ainsi existait la procédure d’OSTRACISME (ἐξοστρακίζω) : une fois par an, le peuple était invité à décider s’il fallait écarter pour 10 ans, un dirigeant dont on craignait les ambitions. Il s’agissait de diminuer “une autorité trop fière d’elle-même”, “une puissance dont le poids était trop lourd” (Plutarque, “La Vie d’Aristide“). Aristote, dans “La Constitution d’Athènes“, décrira cette procédure comme étant “contre les chefs de parti trop puissants“.

En somme, il s’agissait d’une élection à l’envers : au lieu d’élire de nouveaux dirigeants, on votait pour écarter les dirigeants qui semblaient trop guidés par des intérêts personnels. Ca ne visait donc pas des illégalités commises mais plutôt des prétentions (réelles ou supposées). La Grèce antique avait donc prévu un mécanisme pour écarter ceux qui, bien que restant dans la légalité, étaient les auteurs d’actes peu éthiques, ou contraire à l’intérêt général.

Cette procédure avait lieu chaque année entre janvier et mars, au moment où les paysans venaient à Athènes pour vendre leurs produits (huile, blé, vin), afin de s’assurer qu’un maximum de personnes puissent voter. C’est d’ailleurs l’une des seules procédures qui ne passait pas par la Boulè, l’assemblée restreinte de citoyens chargés des lois de la cité, l’équivalent d’un Sénat actuel. C’était vraiment une décision du peuple.

Elle se déroulait en 2 temps : 1. L’épicheirotonie (dont le sens rejoint “à main levée”) : un vote en silence, sans débat, juste pour savoir s’il y avait lieu de condamner quelqu’un à l’ostracisme, sans citer de nom. 2. L’ostrachoporie : le vote définitif, dont la procédure consistait à écrire le nom de la personne à “ostraciser” sur des tessons ou des disques en céramique (photo ci-dessus) rappelant des coquilles d’huître (d’où l’origine du mot : “ostrakon”, coquille d’huître).

Il fallait 6000 votes pour que l’ostracisme soit décrété (soit 50% de la population des citoyens athéniens à l’époque).

L’ostracisme n’était qu’un éloignement temporaire (contrairement à l’exil définitif) : le dirigeant exclu restait un citoyen, et ne perdait pas ses biens. Il pouvait revenir à l’issue de sa période d’écartement. Il n’y avait rien d’irréparable.

Je vous laisse le soin d’imaginer l’intérêt actuel d’une procédure pour écarter du pouvoir durant 10 ans, les dirigeants trop assoiffés de puissance, ou trop guidés par leur intérêt personnel, même s’ils n’ont rien commis d’illégal au sens strict…

… l’intérêt aussi de pouvoir voter, une fois par an, pour retirer certains du pouvoir, lorsqu’ils s’y sont trop installés (“via négativa”), plutôt que de devoir attendre tous les 4 ou 5 ans pour uniquement faire accéder certains au pouvoir (“via positiva”)…

… l’intelligence, enfin, de laisser une telle procédure de destitution au peuple, et non aux élus, qui seraient amenés à se destituer les uns, les autres (ce qui amènerait au moins 2 risques : de basses stratégies, ou au contraire, une espèce d’inertie : aucun élu n’en destituant un autre, de peur d’être ensuite lui-même victime d’une telle destitution)…