Les “communs” : première synthèse

Il faut aller de l’avant. Si on veut aller vers un nouveau modèle de société, il faut passer par cette étape de construction théorique, de “conceptualisation”, d’un nouveau paradigme. On ne peut pas simplement répéter qu’il faut que ça change, sans rien proposer, et en espérant qu’un nouveau modèle de société se construise, par lui-même, devant nos yeux. L’ “empowerment”, c’est aussi reprendre en main cette capacité à penser notre société, à proposer quelque chose de nouveau, d’innovant.

Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il faut réinventer la roue. Aucune société n’a jamais été pensée sans lien avec son passé. On ne pourra construire un nouveau modèle de société qu’en l’inscrivant dans une histoire. De nombreux défis auxquels nous faisons face aujourd’hui se sont déjà posés, à des époques antérieures, et il est intéressant d’observer la manière dont nous avons tenté d’y répondre, à l’époque. Avec quels concepts ? Quels outils ? Et dans quel but ?

Parmi les concepts intéressants, il y a celui de “communs”. On en parle assez bien actuellement. Mais je ne suis pas sûr que toutes celles et ceux qui en parlent se soient réellement plongés dans la littérature sur cette question. D’où l’objet de ce texte.

Personnellement, je suis convaincu que cette notion de “communs” doit être utilisée pour aborder à l’avenir les questions environnementales, l’aménagement du territoire, la mobilité, l’économie locale et circulaire, les énergies renouvelables, et tout un ensemble de questions actuelles.

Un prix Nobel d’Économie

En 2009, Elinor Ostrom (1933-2012), politologue et économiste américaine, reçoit le prix Nobel d’Économie pour son travail sur les “communs”, qu’elle définit comme une ressource naturelle ou non-naturelle dont l’utilisation peut profiter à une population définie. Cette ressource est même parfois le principal moyen de subsistance de cette population. Ça peut être le poisson disponible dans une zone de pêche définie, l’eau d’une rivière ou de nappes phréatiques utilisée pour irriguer des cultures, des pâturages que se partagent des bergers pour laisser paître leur troupeau, mais également des ponts nécessaires au transport de marchandises, des places de parking dans une zone déterminée, etc. (Ostrom, 2018).

On l’imagine tout de suite, le risque principal est que certains s’approprient cette ressource au détriment des autres : un pêcheur qui pêcherait tout le poisson de la zone de pêche, un agriculteur qui s’approprierait toute l’eau des canaux d’irrigation, etc. Plus encore, si toutes les personnes concernées essayent de s’approprier un maximum d’unités de la ressource (nombre de poissons, m3 d’eau, etc.), la ressource s’appauvrira… au point d’être détruite et de ne plus pouvoir profiter à personne. Ce risque a un nom : c’est la “tragédie des communs”.

L’histoire de cette tragédie

Et là, il faut faire un peu d’histoire pour comprendre. Le terme vient d’un article de Garrett Hardin, intitulé “The Tragedy of the Commons”, publié en 1968 dans la revue “Science”. Je me base sur sa réédition, en 2001, dans la revue “The Social Contract”.

Hardin (1915-2003) était un philosophe écologiste américain. En 1968, sa préoccupation première est la croissance de la population et son impact sur la planète. L’article propose essentiellement une réflexion théorique sur l’opposition entre une population qui croît indéfiniment dans un monde qui est, lui, fini.

Il faut savoir que la “tragédie des communs” d’Hardin s’inspire directement des lectures de William Forster Lloyd, en 1832. Des lectures publiées en 1833 sous le titre “Two lectures on the Checks to Population”. Elles sont republiées en 1980 dans la revue “Population Council”. Lloyd (1794-1852) était un mathématicien et économiste britannique, mais également Ministre de l’Église d’Angleterre. Et il tenait une Chaire d’économie politique à l’Université d’Oxford. Continue reading Les “communs” : première synthèse

Les “Devoirs” de Cicéron (7): Partage et biens communs

Le texte “Les Devoirs” [De Officiis] de Cicéron regorge de principes extrêmement utiles. Pour rappel, Cicéron adresse ce texte à son fils, Marcus. Mais au-delà d’une transmission Père-Fils, “Les Devoirs” constituent l’héritage moral du monde antique, consigné, comme le dit Maurice Testard (qui a traduit l’oeuvre), par “le plus illustre des auteurs latins, le père de l’humanisme, à l’adresse et au bénéfice des générations futures“. 

Dans le contexte actuel d’émergence de mouvements citoyens (en parallèle d’une critique de l’économie libérale et de l’Etat), la notion de “biens communs” réapparaît.

Cicéron définit les “biens communs” avec un extrait de Quintus Ennius (239-169 av. JC) :

[#51] L’homme qui, à l’égaré, obligeamment montre son chemin,

Fait comme s’il en allumait la lampe à sa propre lampe,

Elle ne brille pas moins pour lui-même quand elle a donné à l’autre la lumière.

Quintus Ennius est considéré comme le père de la poésie latine, régulièrement cité par Cicéron, et plus tard par Montaigne (c’est entre autres l’auteur de cette phrase fondamentale à mon sens : “Le bien est principalement l’absence de mal” [nimium boni est, nimium boni est, cui nihil est mali]).

Il est intéressant que l’exemple choisi soit celui de l’information : si j’indique le chemin à quelqu’un qui est égaré, je n’en connais pas moins bien le chemin moi-même. L’information se partage sans que celui qui la partage n’y perde quoi que ce soit.

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Energie, alimentation, participation citoyenne : Et si la transition était principalement une question d’échelle ?

Commençons avec l’exemple de l’énergie. Le modèle de production énergétique que nous avons connu depuis la fin du 19ème siècle est un modèle extrêmement centralisateur : une petite minorité qui produit de l’énergie pour une grande population.

Ce sont les énergies fossiles qui impliquent cela : les ressources fossiles sont localisées à certains endroits spécifiques du globe et leur transformation en énergie implique d’immenses moyens à mettre en œuvre : mines, puits de forage, pipelines, centrales, etc. Cela nécessite, comme l’explique Rifkin (2014), des compagnies intégrées verticalement, et gérées de façon extrêmement centralisées, pour pouvoir contrôler l’ensemble des opérations. Au final, quelques pays exportateurs de pétrole et quelques grosses multinationales produisent l’énergie que des milliards d’êtres humains consomment.

Notre modèle alimentaire n’est pas tellement différent. Le 20ème siècle a été une longue centralisation de la production alimentaire dans les mains d’une minorité toujours plus petite. Il suffit de regarder les statistiques liées à l’agriculture : toujours moins d’exploitations agricoles, mais des exploitations de plus en plus grandes. Cela se confirme, aux Etats-Unis, comme en France, en Belgique ou partout en Europe. Aujourd’hui, une grande partie de ce qu’on mange est produit dans d’immenses exploitations agricoles. Ainsi, la province d’Alméria, en Espagne, est devenue, avec ses 30.000 hectares de serres, “le potager de l’Europe” (selon une formule du Monde, 25.06.2007). Continue reading Energie, alimentation, participation citoyenne : Et si la transition était principalement une question d’échelle ?