Qui a encore la “vocation de la politique” aujourd’hui ? 

Parmi toutes les choses extrêmement intéressantes que Max Weber a écrites, il y a le dernier paragraphe de “La vocation d’homme politique”*, écrit en 1919. Il conclut ce texte, qui est une conférence comme ceci :

“La politique consiste en un effort tenace et énergique pour tarauder des planches de bois dur. Cet effort exige à la fois de la passion et du coup d’oeil. Il est parfaitement exact de dire, et toute l’expérience historique le confirme, que l’on n’aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s’était pas toujours et sans cesse attaqué à l’impossible. Mais l’homme qui est capable de faire un pareil effort doit être un chef, et non pas seulement un chef, mais encore un héros, dans le sens le plus simple du mot. Et même ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre sont obligés de s’armer de la force d’âme qui leur permettra de surmonter le naufrage de tous leurs espoirs. Mais il faut qu’ils s’arment dès à présent, sinon ils ne seront même pas capables de venir à bout de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Celui qui est convaincu qu’il ne s’effondrera pas si le monde, jugé de son point de vue, est trop stupide ou trop mesquin pour mériter ce qu’il prétend lui offrir, et qui reste néanmoins capable de dire “quand même !”, celui-là seul a la “vocation” de la politique”.

  • Qui a encore la “vocation de la politique” aujourd’hui ? 
  • Qui est encore capable de dire : #Nevermind “Je le fais quand même !”, même si le monde est trop stupide pour le comprendre ? 
  • Qui est encore prêt à s’attaquer à l’impossible ?

100 ans après, les mots de Max Weber peuvent trouver, je pense, une résonance dans les enjeux actuels…

* Texte publié dans “Le savant et le politique”, 1959, pp. 200-201.

Brève réflexion sur la “responsabilité” quand on laisse sortir un terroriste

Comment est-ce possible que les co-détenus de Benjamin Herman, auteur de la tuerie à Liège, le jugeaient violent et dangereux, mais que le Ministre de la Justice affirme qu’il entrait dans les conditions de congé pénitentiaire, et qu’il soit “normal” que la prison le lui ait accordé… alors que quelques heures après, il tuait 2 policières et 1 jeune homme, en criant Allahu Akbar !

Ces propos du Ministre témoignent d’une naïveté “scientiste” et du plus haut fétichisme bureaucratique !

Je m’explique…

Interrogé sur Radio Première, Koen Geens (Ministre de la Justice) explique que le tueur “entrait vraiment dans les conditions” (d’octroi d’un congé pénitentiaire). Ce à quoi on devrait répondre, de manière très sensée, “Ca, on s’en fout” ! Peut-être que dans la grille d’évaluation qui a été créée pour juger les demandes de congé pénitentiaire, Benjamin Herman remplissait tous les critères, dont celui de ne pas “risquer de commettre de nouvelles infractions graves”. Sauf que dans la réalité, il a bel et bien commis de nouvelles infractions graves.

Alors, certains diront évidemment que les critères d’évaluation du risque ne doivent pas être bons, et qu’il faut affiner ces critères. Mais personne ne remettra en cause le fait de juger la réalité à partir d’une grille d’évaluation, de critères standardisés, etc. Et pourtant, je pense que le problème est bien là.

Voici un exemple – beaucoup moins tragique. Lorsque j’étais enseignant, je coordonnais les stages, et donc les défenses de stage, dans ma section. Mes collègues et moi étions censés évaluer la présentation de chaque élève. Et pour cela – dans le but d’être “objectifs”, nous avions des “critères”. Bien sûr, chaque année, d’un enseignant à l’autre, les notes pouvaient varier énormément. Sur le même critère, l’un mettait une cote de 9/10, alors que l’autre mettait 2/10. Comment était-ce possible, alors que nous jugions la même présentation ? Peut-être que les critères étaient mal définis ? Ou que certains étaient trop “subjectifs” ? Dans un cas comme dans l’autre, nous nous disions chaque année qu’il faudrait “revoir nos critères”. Après tout, si nous divisions davantage les critères, nous aboutirions bien à quelque chose de “vraiment objectif”, non ? Par exemple, au lieu d’avoir un critère “présentation générale” sur 6 points, nous divisions en 3 critères :

  • Tenue vestimentaire : 2 points
  • Introduction (A-t-il dit bonjour ? Etc…) : 2 points
  • Langage : 2 points

… Sauf que ça n’allait toujours pas, des divergences persistaient. Alors, on se disait : “Divisons encore plus les critères ! ‘Présentation générale’, c’est trop subjectif”. Et on divisait :

  • Cravate (pour un homme) : Il a une cravate -> 1 point. Il n’a pas de cravate -> 0 point
  • Se tenir droit : Oui -> 1 point. Non -> 0 point

Et ainsi de suite. Avec cette illusion tout à fait bureaucratique qu’à un moment, nous pourrions juger comme des “automates” : OUI/NON. Et quoi de plus objectif et rationnel qu’un automate ?

… Sauf qu’un problème émergeait souvent : un élève pouvait remplir tous les critères (il portait une cravate, il parlait comme il fallait, il avait cité tous les points importants, son powerpoint était comme demandé, etc.)… et pourtant, l’impression générale était que sa présentation était… nulle. Si nous avions été des employeurs et avions dû l’embaucher, personne ne l’aurait pris. Et pourtant, il remplissait tous les critères “objectifs” de notre grille d’évaluation “objective”.

Inversement, il arrivait qu’un élève nous ait laissé une très bonne impression générale… alors qu’objectivement, critère par critère, il fallait bien avouer qu’il avait oublié sa cravate, qu’il ne s’était pas présenté avec les formules de politesse convenues en commençant, etc. Si nous avions été employeurs, nous l’aurions engagé sur le champ… mais nous devions lui mettre de mauvaises notes…

… et nous décidions donc de revoir nos critères pour les défenses de stage de l’année suivante.

Sans comprendre que :

  1. Le “tout” est plus que la somme des parties ( = l’image qu’on a de quelqu’un ne peut pas se réduire à une somme de critères)
  2. Il y a une différence entre un jugement pur, déconnecté de la réalité et sans conséquences (évaluer parce qu’il faut évaluer) et un jugement pratique, qui aura des conséquences (juger qui on va engager dans notre entreprise, juger à qui on va confier nos enfants pour une soirée, etc.)

La question est celle du “skin in the game” et de la responsabilité dans un cadre bureaucratique.

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Brève réflexion sur l’insécurité et le monopole de l’Etat

ViolencelégitimeWeber

Dans un monde où les dirigeants n’ont rien vu venir de la radicalisation islamiste d’une certaine jeunesse, du repli identitaire xénophobe d’une autre, et du sentiment d’abandon des derniers, tout se passe comme si ces mêmes dirigeants n’arrivaient pas non plus à comprendre l’insécurité que ressent la population face à la montée des actes terroristes en France, en Belgique, en Allemagne, et un peu partout ailleurs. Dans l’illusion de leur propre sécurité, ils renvoient les “petites gens” à l’irrationalité de leur insécurité, au milieu de la foule, dans la rue, ou dans les transports en commun.

Ils nous disent : “Arrêtez de stresser. Vous êtes en sécurité. Continuons à vivre comme avant. Nous gérons”. La gestion de la sécurité est en fait un sujet central pour un sociologue (surtout un Wébérien). Etant potentiellement liée à la violence physique, la sécurité est au coeur de ce qui caractérise un “Etat” en sociologie : “le monopole de la violence physique légitime”. Seul l’Etat et ses représentants ont le droit d’appliquer des mesures de sécurité.

Alors, dire au petit peuple de ne pas se préoccuper de sa sécurité, c’est aussi rappeler à ce petit peuple que ce n’est pas lui qui dirige. Et par un tour de passe-passe, comme ceux que Bourdieu aimait dévoiler, les dirigeants peuvent défendre leur pouvoir, en prétendant (même de bonne foi) défendre la population.

Au coeur de notre société, il y a la “délégation“, le fait de déléguer à des structures (étatiques, économiques, politiques, institutionnelles, etc.) tout un ensemble de choses : le fait de nous fournir du travail, de décider pour nous, de nous nourrir, etc. Mais peut-être plus que tout, il y a le fait d’avoir délégué à l’Etat le fait de nous défendre. Le sentiment d’insécurité est au coeur de la faillite de cette société.

Image : Max Weber (1919) “Le Savant et le Politique“, Edition française 1959, introd. par Raymond Aron, Paris : Plon, p. 113.