Appareils connectés et portables : des questions en termes de santé et de liberté

Un très bon texte à lire : “Wearables: the New Handcuffs ? Silicon Valley Surveillance Meets Healthcare’s Mechanisms of Control“.

Ce texte parle des appareils connectés et portables (“wearables” en 🇬🇧) et de leur utilisation en matière de santé. Je vous en fais une brève synthèse en 🇫🇷, et je rebondirai sur certains points…

L’auteur est Russ Greene, directeur de la recherche et des relations avec le Gouvernement, au sein de CrossFit, Inc.

Le texte pointe du doigt 3 tendances actuelles du monde de la santé et du fitness qui pourraient nous amener tout droit dans un univers orwellien : ⤵️

1) la médicalisation de la vie quotidienne (de l’alimentation, du mouvement, du sommeil, etc.)
2) les appareils de surveillance portables et connectés
3) le contrôle par l’Etat des données relatives à notre santé

Première chose : il faut bien comprendre que ce genre de préoccupations explique aussi les craintes vis-à-vis de l’ “Obama Care” aux Etats-unis. Certains des architectes de cette réforme du système de protection sociale aux États-Unis ont effectivement prévu un monitoring des patients en temps réel, grâce à des appareils connectés.

Point par point :

1) la médicalisation de la vie quotidienne commence par la “pathologisation” de la santé. Au lieu d’encourager les médecins à éduquer aux comportements sains, la tendance est au fait de considérer toute personne comme un patient potentiel qui devrait bénéficier de traitements, que ce soit en matière d’alimentation, d’exercice ou de sommeil. Continue reading Appareils connectés et portables : des questions en termes de santé et de liberté

Goodbye Citizenship, Hello ‘Statizenship’

Un article intéressant : un regard sur l’Inde, mais qui s’étend bien au-delà, avec un angle de lecture nouveau sur la montée des populismes autoritaires.

> > > L’ idée de “citoyenneté” s’inscrit dans toute une tradition démocratique et libérale de participation libre et égale à la vie politique. Depuis la Grèce antique, la Rome antique, et puis les révolutions anglaise, américaine et française des 17ème et 18ème siècles.

Mais 200 ans d’Etat-Nations ont progressivement fait glisser la citoyenneté de la “Cité” à l’Etat. De qualité de “citizens” (citoyens), nous devenons avant tout des “statizens”. Je ne sais pas comment traduire cela : des “étatiens” ?

Le contrôle de l’Etat (reconnaissance faciale, etc.) est une dimension de ce renforcement et de cette centralisation de l’Etat, devenant de plus en plus le “géométral de toutes les perspectives” comme disait Bourdieu (c’est moi qui rajoute, l’auteur fait, lui, référence à Foucault). Notre identité, nos droits, ne relèvent plus de droits universels, ou de l’appartenance à une Nation, mais de documents octroyés par un Etat très fort. Continue reading Goodbye Citizenship, Hello ‘Statizenship’

Les “Devoirs” de Cicéron (6): Le copinage politique et les intérêts privés au sein de l’Etat comme formes d’injustice

6ème volet de ma petite série sur “Les Devoirs” de Cicéron, un ouvrage que je trouve plein de bon sens, et très utile à notre époque.

Pour résumer très rapidement les 5 volets précédents, rappelons que pour Cicéron :

  • ce n’est pas la connaissance en soi qui prime, mais la Phronèsis, qu’on pourrait traduire par “sagesse pratique” ou par “prudence dans la prise de décision”
  • la vertu réside donc dans le fait de poser des actes, dans l’action.
  • cette action doit amener à la justice où brille le plus haut éclat de la vertu.
  • le comble de l’injustice est l’exagération réglementaire ! Plus il y a de lois, moins il y a de justice !
  • ne pas réagir à une injustice, c’est en commettre une !

Cicéron poursuit dans son analyse de la justice (et de l’injustice), et rajoute un élément important : la pire des injustices est celle commise par la ruse.

[#41] Il y a deux façons, la force ou la ruse, de commettre l’injustice : la ruse paraît en quelque sorte la manière du renard, et la force, celle du lion, et les deux sont choses tout à fait indignes de l’homme, mais la ruse est plus haïssable encore. Et, de tout ce qui porte le nom d’injustice, aucune n’est plus criminelle que l’injustice de ceux qui, au moment même où ils trompent le plus, le font de telle sorte qu’ils paraissent être gens de bien.

Le lion commet l’injustice par la force; le renard, lui, la commet par la ruse. Et concrètement, cette ruse, c’est pour Cicéron, de tromper tout le monde tout en se faisant passer pour quelqu’un de bien

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Brève réflexion sur l’insécurité et le monopole de l’Etat

ViolencelégitimeWeber

Dans un monde où les dirigeants n’ont rien vu venir de la radicalisation islamiste d’une certaine jeunesse, du repli identitaire xénophobe d’une autre, et du sentiment d’abandon des derniers, tout se passe comme si ces mêmes dirigeants n’arrivaient pas non plus à comprendre l’insécurité que ressent la population face à la montée des actes terroristes en France, en Belgique, en Allemagne, et un peu partout ailleurs. Dans l’illusion de leur propre sécurité, ils renvoient les “petites gens” à l’irrationalité de leur insécurité, au milieu de la foule, dans la rue, ou dans les transports en commun.

Ils nous disent : “Arrêtez de stresser. Vous êtes en sécurité. Continuons à vivre comme avant. Nous gérons”. La gestion de la sécurité est en fait un sujet central pour un sociologue (surtout un Wébérien). Etant potentiellement liée à la violence physique, la sécurité est au coeur de ce qui caractérise un “Etat” en sociologie : “le monopole de la violence physique légitime”. Seul l’Etat et ses représentants ont le droit d’appliquer des mesures de sécurité.

Alors, dire au petit peuple de ne pas se préoccuper de sa sécurité, c’est aussi rappeler à ce petit peuple que ce n’est pas lui qui dirige. Et par un tour de passe-passe, comme ceux que Bourdieu aimait dévoiler, les dirigeants peuvent défendre leur pouvoir, en prétendant (même de bonne foi) défendre la population.

Au coeur de notre société, il y a la “délégation“, le fait de déléguer à des structures (étatiques, économiques, politiques, institutionnelles, etc.) tout un ensemble de choses : le fait de nous fournir du travail, de décider pour nous, de nous nourrir, etc. Mais peut-être plus que tout, il y a le fait d’avoir délégué à l’Etat le fait de nous défendre. Le sentiment d’insécurité est au coeur de la faillite de cette société.

Image : Max Weber (1919) “Le Savant et le Politique“, Edition française 1959, introd. par Raymond Aron, Paris : Plon, p. 113.

6. La crise de la délégation

Ben Horton_TheHunter&

Ce texte est le chapitre 6 de l’ouvrage en cours d’écriture “Empowerment ou la société de l’anti-délégation“. Toutes les infos et l’introduction à cette réflexion se trouvent ici (il est préférable de lire l’intro avant ce texte, pour bien en comprendre tout le sens, mais vous pouvez aussi vous contenter de ce texte, si seules ces questions vous intéressent… et peut-être que cela vous donnera envie d’aller voir dans quelle réflexion plus large ce texte s’inscrit ?) 😉

Vous pouvez télécharger ce chapitre 6 (Version juillet 2014) en PDF (23 pages)

Un autre chapitre, plus concret, a déjà été publié : “7.1. Reprendre en main son alimentation et sa santé

(J’en profite pour remercier les très nombreuses personnes qui m’ont envoyé des remarques, des commentaires, des suggestions. Je n’ai pas eu le temps de répondre à tout le monde. Certaines de mes réponses sont encore “en attente”, parce que je souhaite “bien” répondre à celles et ceux qui ont pris le temps de lire les premières parties et de m’envoyer des remarques intéressantes. J’ai en tout cas intégré de nombreuses remarques dans la réflexion. Merci à vous !)

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Chapitre 6 : La crise de la délégation

J’ai dit, dans l’introduction, que le mouvement de l’anti-délégation s’inscrivait dans une crise des piliers de la modernité, comme l’Etat, l’économie, le travail, la rationalité. Attention, je ne pense pas que la notion de « travail » soit en crise, ou que les plus jeunes générations ne veuillent plus travailler, ni que les avancées de la science fascinent moins, ni qu’il faille abandonner toute idée de construire une collectivité en partie institutionnalisée.

Je pense que le modèle « moderne » du travail, de l’Etat, de l’économie capitaliste est en crise. C’est-à-dire cette forme d’Etat, ces modes de travail, ces modalités de l’économie, qui relèvent de la bureaucratie, de la technocratie, de l’industrie, etc. Nous reviendrons sur ces dimensions. Ce dont il s’agit, c’est d’une « crise du modèle culturel de la société industrielle », comme l’avaient très bien vu Bajoit et Franssen dès 1995.  Et pour moi, ce qui caractérisait ce modèle, c’était que l’individu était appelé à déléguer une partie de sa destinée aux piliers de la société moderne.

6.1. Etatisme et capitalisme

Au cœur de la société de la délégation, en crise, se trouve l’Etat bureaucratique, moderne, et libéral.

Pour Max Weber, dont nous avons déjà parlé, l’Etat moderne et le capitalisme se sont développés ensemble. L’Etat moderne est effectivement le garant du droit rationnel, « prévisible ». En cela, il constitue la condition de l’épanouissement du capitalisme (Colliot-Thélène, 1992 :12)

C’est relativement facile à comprendre : lorsqu’on se limitait à des échanges simples, à du commerce traditionnel, local, proche du troc, c’était des règles traditionnelles (code d’honneur, etc.) qui pouvaient régir l’échange. Mais lorsqu’on échange des biens sur des marchés, avec une multitude d’intervenants, il est nécessaire qu’une instance garantisse la validité de l’échange. Continue reading 6. La crise de la délégation

Parution : “Relire aujourd’hui les classiques des années 60”

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Nouvelle parution : “Relire aujourd’hui les classiques des années 60”, La Libre Belgique, sam.-dim. 28-29/12/2013, pp. 52-53. Qu’avons-nous fait des auteurs critiques des années 60 ? De Marcuse, de Debord, de Fanon, pour ne citer qu’eux… Alors qu’émerge une critique nouvelle à la fois de la société de consommation et des instances étatiques et supra-étatiques, sous les formes variées de préoccupations écologiques, de développement durable, de décroissance, de simplicité volontaire, de revendications sur les conditions de travail, des “Indignés”, de mouvements citoyens, des printemps arabes, érables, etc., les auteurs qui avaient mené cette critique dans les années 60 semblent être passés à la trappe… lire la suite.

Cet article a été écrit en août 2013, donc avant que je commence à mettre sur papier les réflexions sur l’Empowerment et la société de l’anti-délégation, dont j’ai publié l’article introductif il y a quelques jours. Mais très clairement, Marcuse, Debord et Fanon sont des auteurs qui m’ont amené à développer cette réflexion. L’article paru aujourd’hui dans La Libre Belgique fait donc tout à fait partie de la même réflexion…

Le phénomène des “jobs à la con” et les voies de sortie…

 

On the Phenomenon of Bullshit Jobs” est un petit pamphlet qui fait actuellement le buzz sur le net. Ce “Phénomène des jobs à la con”, tel que l’a traduit Libération, a déjà été vu par plus de 500.000 personnes, et constitue un bon point de départ pour une série d’articles que je compte publier sur les notions de “travail”, de “salariat” et d’ “Etat”…

Son auteur n’est autre que l’anthropologue, et activiste anarchiste, David Graeber, de la London School of Economics. Graeber est, entre autres, l’auteur de “Fragments of an Anarchist Anthropology“, dans lequel il aborde déjà la question des fondements esclavagistes du salariat et du capitalisme.

Dans cet article récent, Graeber décrit tous ces emplois – souvent de bureau – faits de tâches inutiles et vides de sens. Au cours du 20ème siècle, démontre-t-il, le nombre d’emplois “de production” n’a fait que chuter, grâce ou à cause de l’automatisation… Nous produisons toujours davantage, avec moins de personnes nécessaires, mais sans que cela nous ait, individuellement et collectivement, libéré du temps libre.

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