Dois-je accepter mes élèves sur Facebook ? Ou comment devenir un prof 2.0 ?

Temps de lecture : 7 à 10 minutes

De nombreux enseignants, surtout parmi les plus jeunes, ont un compte Facebook. Coup classique : les élèves ont fait leur petite recherche et envoient une demande pour être « ami » sur Facebook. Comment réagir ? Doit-on accepter ? Et que cela nous apprend-il sur le monde actuel ?

Premièrement, il faut tout de suite relativiser la notion d’ « ami ». En aucun cas, les 300 « amis » que l’on a sur Facebook ne sont réellement des amis au sens où on l’entendrait hors de Facebook. La preuve, la plupart des gens ont, dans leur liste d’ « amis Facebook », de la famille, des anciennes connaissances d’école, etc. L’argument « je ne peux pas être ami avec mes élèves » n’a donc pas réellement de sens dans le cas de Facebook. Ce qu’ils vous demandent, c’est d’être connectés sur un réseau social.

J’ai actuellement 74 élèves et anciens élèves dans mes amis Facebook, ce qui représente plus ou moins un quart de ma liste d’ « amis ». Le reste de ces amis sont de la famille, des « vrais » amis, des collègues, des anciennes connaissances, des contacts professionnels, etc. Ai-je eu des problèmes ? Aucun. Au contraire, c’est un réel atout pour l’enseignement. Pourquoi ? Parce que ça m’a forcé à ne pas segmenter les différentes aspects de ma vie.

Parce que c’est effectivement le deuxième point important que soulève cette question : doit-on segmenter les différents aspects de sa vie ? Suis-je le même face à mes élèves, entre amis, en famille, etc. ?

A mon sens, la segmentation est dépassée. Le monde actuel, avec les réseaux sociaux, nous invite plutôt à proposer une image, composée, mais unique. Je suis le même, partout. A l’école, je suis un prof, sociologue, père de deux enfants, athée, écolo, Crossfitter, de gauche, tatoué, qui écoute du hardcore et du rap. Et avec mes amis, je suis un prof, sociologue, père de deux enfants, athée, écolo, Crossfitter, de gauche, tatoué, qui écoute du hardcore et du rap. Et en famille, je suis un prof, sociologue, père de deux enfants, athée, écolo, Crossfitter, de gauche, tatoué, qui écoute du hardcore et du rap, etc., etc., etc. Vous avez compris le principe : tous ces traits identitaires, je les porte avec moi, dans tous les contextes sociaux où j’évolue.

Et c’est cela que nous invitent à faire les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter. C’est le « personal branding » dont parle Gary Vaynerchuk. C’est Kevin Rose, c’est Tim Ferris, c’est Web Smith. Se construire une identité unique, comme se construit une marque. Ainsi, on n’ouvre pas un compte Facebook ou Twitter pour parler de sa passion pour le sport, un autre pour partager des photos de famille, un autre pour communiquer avec ses amis, etc. On le fait avec un seul et même profile.

C’est aussi dans ce contexte d’évolution sociale qu’il faut comprendre les débats autour de la protection de la vie privée (par exemple avec Facebook) : entre ceux qui tiennent à la possibilité de pouvoir segmenter les différents aspects de leur vie, et ceux qui préfèrent tout partager à partir d’une identité unique sur la toile.

Et que vous l’approuviez ou pas, vos élèves évoluent dans cette culture-là. C’est pourquoi ils sont « amis » sur Facebook avec les trois quarts de l’école, avec leurs parents, frères et sœurs, et, espèrent-ils, avec vous.

Petite remarque en passant pour les sociologues : cette évolution de la société repose le débat sur l’unicité ou la pluralité de l’acteur. Bernard Lahire proposait de poser la question des « conditions socio-historiques qui rendent possible la production d’un acteur pluriel ou d’un acteur caractérisé par une profonde unicité ».  Les réseaux sociaux et leur présence importante dans la vie des jeunes amènent davantage à une unicité, ou du moins à la volonté de présenter une image unique et cohérente.

« Le singulier est nécessairement pluriel » disait Lahire. En fait, les réseaux sociaux nous amènent à unifier toutes nos identités – cette pluralité – dans une identité ou un profile unique. Et c’est d’ailleurs cette pluralité qui nous rend unique, qui nous distingue des autres.

C’est un fait nouveau pour les sociologues, qui bouleverse aussi les méthodes d’enquête. Il y a 10 ans, Lahire disait :

Si l’observation directe des comportements reste encore la méthode la plus pertinente, elle est rarement possible dans la mesure où « suivre » un individu dans des situations différentes de sa vie est une tâche à la fois lourde et déontologiquement problématique.

Mais le problème ne se pose plus (ou plus de la même manière). De celles et ceux avec qui nous sommes connectés dans les réseaux sociaux, nous connaissons les goûts culturels, alimentaires, vestimentaires, ce qu’ils pensent de tel ou tel fait d’actualité, ce qu’ils ont fait ce week-end, où ils étaient en vacances, etc. Et ils ont eux-mêmes choisi de le partager. D’autres biais sont évidemment en jeu, mais le débat se repose pour les sociologues.

Et pour les enseignants, que signifie le fait d’être un « prof 2.0 » ? Authenticité, transparence, honnêteté sont trois impératifs du personal branding (selon Vaynerchuk) qui vous aideront à améliorer votre situation d’enseignement. Comment ?

1. Je donne toujours mon adresse mail à tous mes élèves. Je donne également mon numéro de téléphone mobile si besoin (sortie, période de stage, etc.). Ils savent que je suis sur Facebook. Et je les accepte à partir de leur dernière année de secondaire. Ils le savent. Je n’ai aucune demande avant. J’ai mis cette règle pour éviter des soucis avec des élèves trop jeunes à qui je ne pourrais pas expliquer ce que je vous explique ici. Mon utilisation des réseaux sociaux fait partie de mes cours en éducation aux médias. Et je n’ai jamais eu le moindre problème ! Pas une blague, pas un canular ! Rien. En plusieurs années. La raison est simple, si vous leur donnez tous ces moyens de vous trouver sur le net, il n’y a aucun intérêt à chercher, et ce qu’ils trouveront n’aura en aucun cas le goût du fruit défendu. Si le prof a l’air de vouloir cacher des choses sur sa vie privée, c’est évidemment attirant pour l’élève de le « googeliser », de chercher la photo compromettante, etc. Ou d’arriver à trouver le numéro de téléphone et de faire une blague. Si le prof a lui-même tout donné. Ca n’a aucun intérêt. Et plus encore, ça responsabilise. Je fais confiance à mes élèves. Ils le savent. C’est pour ça que je leur donne mon adresse mail, mon numéro de téléphone et l’accès à tout ce que je mets sur Facebook.

2. Au niveau pédagogique, votre cours sera unique et intéressant parce que vous êtes unique et intéressant. Si devant vos élèves, vous êtes juste un prof de Français comme ils en ont eu 15, il y a peu de chances qu’ils accrochent réellement. Distinguez-vous de vos collègues par tous ces éléments qui constituent votre identité, dans un « tout » unique. Soyez le prof de Français qui est passionné de Base-ball, qui écoute du Punk, qui fait de l’archéologie en loisir, qui a un « plug » à l’oreille, et qui publie des articles sur Andy Warhol ! Rappelez-vous de vos profs, lesquels vous ont marqué positivement ? N’est-ce pas ceux qui étaient originaux ? Ceux qui vous faisaient part de leurs passions ? Considérez simplement que les réseaux sociaux vous permettent de communiquer vos passions plus facilement qu’auparavant.

3. Si vos élèves en apprennent sur vous, vous en apprenez forcément également sur eux. Je me suis fixé comme règle de ne pas aller visionner leurs photos. En fait, ça ne m’intéresse pas. Mais à chaque fois que je me connecte sur Facebook, j’ai en deux ou trois minutes un aperçu de tout ce qui a intéressé mes élèves ces dernières heures. Quelle ressource magnifique pour constituer des cours qui touchent leur cible, qui leur parlent réellement, et auxquels ils vont accrocher ! Imaginez que c’est comme si vous pouviez demander tous les jours à tous vos élèves : « alors qu’est-ce qui vous intéresse aujourd’hui ? ».

4. Vous connaissez ces profs qui sont gênés lorsqu’ils croisent leurs élèves hors de l’école, en rue par exemple, lorsqu’ils sont en famille ? Et bien, c’est fini. Si vous êtes le même en famille, à l’école, et dans tous les contextes sociaux où vous évoluez, pourquoi être gêné que vos élèves vous voient en famille ? C’est comme ça que j’ai pu coacher des anciens élèves dans le cadre de mes activités sportives. Je suis exactement le même comme prof et comme coach. Je n’ai pas à changer de casquette.

Les réseaux sociaux peuvent constituer une réelle invitation à « être soi-même » devant ses élèves. Comme le dit très justement @milasaintanne dans son « Anti-vademecum de la première heure de cours », ce qu’il ne faut surtout pas faire, c’est ne pas être soi-même (et c’est la première règle qu’elle cite). Les élèves préfèrent toujours le prof sincère, passionné, et transparent.

Une remarque d’une de mes élèves sur Facebook, voyant mes photos « Monsieur, vous êtes habillés comme à l’école ! »… Oui, je m’habille aussi de manière identique à l’école, en famille, entre amis… C’est fou, non ? lol

Lahire, B. “De la théorie de l’habitus à une sociologie psychologique”, in Lahire (dir.), 2001, Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris : La Découverte/Poche, pp. 121-152.

Précision : L’expression « Web 2.0 » désigne certaines des technologies et des usages du Web, facilitant les interactions entre utilisateurs, l’apport de contenu par les usagers, les réseaux sociaux, la participation, le partage, etc.

Abstract :

“Should I Accept My Students on Facebook ? Or How to Become a Teacher 2.0 ?”

The article talks about the developing of a personal brand as a teacher, and how it allows you to accept your students on Facebook. It’s also about the way to use social networks for improving teaching.

9 Replies to “Dois-je accepter mes élèves sur Facebook ? Ou comment devenir un prof 2.0 ?”

  1. Le problème majeur de l’utilisation de Facebook dans un cadre scolaire rejoint celui de l’identité numérique et de la liberté d’expression.
    Même si je suis moi-même en classe, il est des sujets dont je n’ai pas envie de débattre avec mes élèves, des sujets comme la politique, la religion, sur lesquels je veux pouvoir m’exprimer en toute liberté. Or l’école doit rester apolitique et laïque et je n’ai pas à dire à mes élèves si je vote à droite ou à gauche, si mon fils fait sa bar mitsva ou si j’aime chanter des chansons anticléricales, si je vis avec un homme ou avec une femme…
    C’est pourquoi il me semble important de disposer de deux compte, l’un personnel et l’autre professionnel, destiné aux élèves. Rien n’empêche de publier les mêmes informations sur les deux espaces si elles sont pertinentes.
    C’est d’ailleurs ainsi que je procède pour mes blogs depuis de nombreuses années.
    Et effectivement, mes élèves (et leurs parents) connaissent mon adresse mail et mon compte skype professionnels, et n’en ont jamais abusé.
    Par contre, et il faut en tenir compte, j’ai reçu de nombreux encouragements de familles qui étaient ravies de pouvoir établir un lien privilégié avec l’enseignant de leur enfant, et de m’informer facilement et discrètement de choses qui leur paraissaient importantes (je me rappelle par exemple d’un courriel me signalant la maladie d’un grand parent qui perturbait l’enfant..). Et les liens personnels qui se tissent avec les élèves via le web sont très chaleureux.

    Trop souvent les enseignants n’osent pas devenir des profs “web 2.0” de peur de l’intrusion du monde réel (administration, corps d’inspection, parents)dans leurs pratiques pédagogiques, peur de n’être plus les seuls maîtres à bord dans leur classe, peur du jugement de leurs pairs.

    Je peux les comprendre, mais leur dire aussi qu’étonnamment, de cette transparence et de cette visibilité, nait des soutiens dont ils n’ont même pas idée.

    Bonne rentrée à tous.
    Mila.

    • Merci beaucoup pour ce commentaire.

      Je suis prof de science humaines et formation sociale (pour des élèves qui s’orientent vers le travail social). Je ne peux donc pas éviter les débats sur la politique, la religion, voire même sur l’orientation sexuelle, etc.
      Mais c’est vrai que c’est une question délicate. Et je crois que la seule solution est l’atmosphère qu’on arrive à créer dans la classe. J’essaie de créer une atmosphère où tout élève se sent autorisé à s’exprimer, même (ou surtout) s’il n’est pas d’accord avec moi. Si on arrive à créer cela, il devient possible d’exprimer des opinions personnelles (politiques, religieuses, etc.).

      En fait, lorsqu’on débat de tout ça en classe, les élèves sont constamment en demande de savoir ce que le prof pense, lui, sur la peine de mort, le port du voile, la légalisation des drogues douces, l’euthanasie, et tel fait politique, telle actualité, etc. Et il est difficile, me semble-t-il, de leur dire : “je dois vous apprendre à être des citoyens, capables d’exprimer des opinions, de les défendre, etc., mais moi je n’exprime pas les miennes, c’est secret ou ça ne vous regarde pas, etc.”

      Lorsqu’on a établi un rapport de confiance avec les élèves, et qu’ils savent qu’ils ne seront aucunement jugé sur leurs opinions, les débats peuvent être très intéressants. Je suis athée, dans une école catholique (grosse différence entre la France et la Belgique), avec généralement des élèves musulmans dans chaque classe. Et j’ai régulièrement des débats passionnants sur la religion…

      Pour le reste : tout à fait d’accord sur l’intérêt de l’adresse mail, pour se rendre disponible aux élèves et à leur famille…

      • En France, la déontologie interdit à un enseignant de divulguer ses opinions politiques, religieuses, auprès de ses élèves. On considère sans doute que l’autorité que représente un enseignant auprès de ses élèves pourrait influencer leur choix. Cela pourrait être dans mon pays (et comme je suis fonctionnaire, j’en ai par définition accepté les règles) considéré comme une faute professionnelle grave.
        Cela ne signifie pas que l’on n’en débatte pas en cours. Au contraire. Même s’il n’existe pas l’équivalent de cours de religion et d’éthique comme en Belgique. C’est ce que nous enseignons sous le titre d'”éducation civique” qui enseigne les valeurs de la France (Liberté, Égalité, Fraternité”, sous tous ses aspects.
        Simplement que je n’ai pas le droit de dire quelles sont MES opinions.
        Quand ils me posent la question, je leur répond que la loi m’interdit de le leur dire et que ce n’est finalement pas si important que ça de le savoir.
        De toute façon, mes actes et ma façon de vivre et d’enseigner est il me semble assez transparente.
        C’est pour cela que je m’attache à bien faire le distingo entre ma vie numérique professionnelle et ma vie numérique privée. Et que je pense que nous devons enseigner la même chose à nos élèves.

  2. Excellente réflexion Yves, ma compagne est enseignante dans le secondaire supérieur et c’est une question que nous abordons souvent à la maison, je vais lui faire lire ton article qui est ultra pertinent, je place ton blog dans mes favoris. ja

    • Merci Nunzio !
      C’est effectivement une question qui se pose pour beaucoup de profs… Et je pense qu’elle va de plus en plus se poser au fur et à mesure que les réseaux sociaux vont se développer !
      Ah, le cours de Madame Wynants ! C’était la belle époque. T’imagines que ça fait déjà plus de 10 ans !! 🙂

  3. (suite de ma réponse..) J’ai lu ça avec plaisir, ça me rappelle le cours de sociologie de madame Wynants à l’unif 🙂

    A bientôt.

    Nunzio.

  4. Bonjour,

    Rien à ajouter, juste vous remercier pour cet article et ses 2 premiers commentaires très intéressants.

    Merci

  5. Bonjour Yves,
    il y a quelques mois, j’ai aussi questionné la relation prof-élèves sur Facebook dans un article de mon blog.

    http://lewebpedagogique.com/lapasserelle/2010/03/31/facebook-la-relation-profs-eleves-au-pied-du-mur/

    Au départ, je trouvais sage et déontologique de n’accepter aucun élève (ni actuels, ni anciens) sur Facebook. Après réflexion sur cet outil de partage, j’ai finalement décidé d’accepter les anciens élèves avec qui le courant passait. “Derrière, il y a ma conviction que la mission d’un enseignant ne s’arrête pas aux quatre murs d’une salle de classe. Si la parole du professeur trouve un écho auprès des élèves, pourquoi s’arrêter une fois que celui-ci a cessé de l’être ? Au pied du mur de Facebook, je laisse donc une ouverture. Par contre, ceux qui m’ont en cours trouveront toujours portes closes : pas de confusion des genres.” Il me paraît cependant essentiel de parler et de débattre de Facebook avec les élèves en classe (usages de l’outil, voir et être vu, critères de confidentialité, espace intime ou personnel, …). J’avais demandé à mes élèves de commenter mon article, leurs réponses sont intéressantes sur ces sujets.

    J’ai tout de même créé un groupe sur Facebook ouvert à tous et dédié à mon blog où l’on parle d’Histoire-Géo, d’EC, d’actualité mais aussi de musique, de sports, bref de tout ce qui nous construit. Comme tu le dis, être soi-même et être vrai me paraît indispensable dans l’acte éducatif.

    PS : entre profs, on avait débattu de ce sujet sur les Clionautes (http://clionautes.ning.com/profiles/blogs/facebook-la-relation-profeleve)

    EG

    PS :

  6. Bravo pour votre billet, j’ai beaucoup aimé votre point de vue.

    FaceBook est en effet un outil extraordinaire que j’utilise régulièrement pour “rappeler” à mes élèves des choses à ne pas oublier pour le lendemain. Mon profil étant limité pour certains groupes “d’amis” ceci me permet d’être très à l’aise d’accepter les invitations des élèves.

    Je crois donc qu’une utilisation judicieuse des paramètres de sécurité en fonction des groupes d’amis permet d’encadrer l’utilisation de cet outil dans le cadre scolaire. Une formation sur les paramètres de sécurité est d’ailleurs prévue pour les enseignants de notre école … d’autant plus que les élèves ont déjà reçu une formation en ce sens 😉

    Sébastien Stasse

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