L’affaire ORES : Exemple parfait d’une crise de la délégation

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Après le scandale Publifin, c’est à ORES, l’opérateur des réseaux gaz et électricité en Wallonie, de se retrouver sous le feux des projecteurs. En mars de cette année, Le Vif l’Express titrait “Intercommunales : 20 milliards. La facture d’un système“. Sous-titre : “Depuis 25 ans, le prix de votre électricité est surévalué… et les politiques ont fermé les yeux“. La plupart des médias ont repris l’information, et l’on développée. Au niveau judiciaire, une information est ouverte auprès du parquet. Et au niveau politique, le Ministre wallon des pouvoirs locaux a demandé un rapport à son administration. Autrement dit, on en parle beaucoup, et on va continuer à en entendre parler…

Mais sommes-nous, nous citoyens, capables de comprendre quelque chose à cette affaire ? Je voudrais essayer de vous expliquer tout cela, de la manière la plus simple et la plus exacte possible. Mon point de vue est celui d’un citoyen lambda, qui regarde l’ensemble du système, la “big picture“, avec un point de vue “extérieur”, “outside of the box“, un peu comme cet enfant de la fable des “Habits neufs de l’empereur” (Andersen) qui, hors des arcanes du pouvoir, peut dire tout haut ce qu’on ne s’autoriserait pas à dire dans les milieux initiés, dans la “box”, dans le système, etc…

D’autant plus que le coeur du problème est précisément une faillite des instances à qui nous avons délégué tout un ensemble de pouvoirs. Si vous me suivez depuis un petit temps, vous savez que c’est sur cette “crise de la délégation” que j’écris principalement depuis quelques années. Et face à toute crise de la délégation, les mouvements qui émergent sont dans une dynamique d’empowerment, de reprise en main des choses par les citoyens. Ici, c’est au niveau de l’énergie et de la démocratie locale que cette réappropriation d’un pouvoir citoyen pourrait émerger.

Bon. Partons d’une situation qui serait idéale en matière de gestion démocratique de la production et de la consommation d’énergie. Quel est l’engagement de la “démocratie représentative” ? C’est que nous puissions élire des personnes qui nous “représentent” pour prendre tout un ensemble de décisions à notre place, cela parce que la complexité d’une société fait que tout le monde ne sait pas à tout moment prendre part à toutes les décisions.

L’énergie est un enjeu extrêmement important, parce que nous sommes tous concernés, au quotidien, et que la manière dont nous produisons cette énergie a un impact potentiel sur toutes les personnes vivant sur notre territoire, et même sur celles qui naîtront dans le futur, en terme de pollution, de réchauffement climatique, etc.

Alors quelle est la chaîne décisionnelle sur cet enjeu fondamental ?

Les élections nous ont permis de nous choisir des représentants : les conseilleurs communaux. A Genappe, par exemple (où j’habite), ils sont 25. Parmi eux, 5 vont être “délégués” dans des instances où des décisions sont prises quant à l’énergie. Comme l’énergie est une matière qui dépasse la frontière des communes (ça, c’est facile à comprendre), les décisions se prennent dans des Intercommunales, où se retrouvent les élus de tout un ensemble de communes.

Pour l’énergie en Brabant wallon, il s’agit de SEDIFIN, dont la forme juridique est une “Société civile régie par la législation sur les intercommunales sous forme de Société Coopérative à Responsabilité limitée”. Y sont donc délégués, des conseillers communaux. Et parmi ceux-ci, certains sont nommés dans le Conseil d’administration, comme à Genappe, Christophe Hayet, à Ottignies, Hadelin de Beer de Laer, etc.

SEDIFIN est donc une entreprise, dont les parts sont partagées parmi les différentes communes. Genappe possède ainsi 71.469 parts de SEDIFIN.

A son tour, SEDIFIN possède des parts dans ORES Assets, une Société Coopérative à Responsabilité limitée, créée en 2013. Elle en possède 15%. Si on additionne les parts que toutes les intercommunales pures de financement possèdent d’ORES Assets, ça représente 75%.  Les 25% de parts restantes appartenaient, jusqu’en 2014, à Electrabel.

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Dans un sens, jusqu’ici, tout va bien : nous, citoyens, élisons nos représentants au conseil communal. Nous leur déléguons la possibilité de choisir entre eux qui représentera la commune dans des instances où tout un ensemble de communes sont représentées, c’est-à-dire dans des Intercommunales. Et celles-ci investissent dans l’énergie, en détenant des parts dans les entreprises productrices d’énergie. Techniquement, la “volonté du peuple” peut donc être exprimée, via cette chaîne de délégation, auprès des entreprises qui produisent cette chose qui nous concerne tous : l’énergie.

“Volonté du peuple”, c’est un peu lourd de sens, ce que je veux dire, c’est qu’on peut espérer que soit exprimée une réelle stratégie politique en matière d’énergie : vision d’avenir, sens du bien commun, attention à l’égalité d’accès à l’énergie, etc.

Et puis, on peut aussi espérer que celles et ceux qui ont été délégués par celles et ceux pour qui on a voté, s’assurent que, d’une part, nous payions un prix juste, et que d’autre part, l’argent public soit investi intelligemment. En d’autres termes, que les investissements publics profitent à la collectivité.

Mais en 2014, Electrabel vend les 25% de parts qu’il détenait d’Ores Assets. Et SEDIFIN, ainsi que 7 autres intercommunales de financement, les rachètent. Le prix de ce rachat est précisément ce qui fut le point de départ de l’affaire. Ces parts étaient estimées à un prix entre 250 et 300 millions d’euros. SEDIFIN, avec les autres intercommunales pures de financement les ont rachetées à… 410 millions d’euros. Le moins qu’on puisse dire est que la négociation n’a pas été tellement à notre avantage. Nous avons racheté 25% du réseau au prix le plus élevé qui ait pu être estimé. Un prix trop élevé selon Damien Ernst, professeur en électromécanique à l’ULg et spécialiste du sujet. Il l’a exprimé publiquement. Un prix trop élevé également selon le rapport Leonardo & Co qui avait pour mission d’analyser cette transaction.

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Extrait du rapport Leonardo & Co

Parallèlement, les intercommunales possédaient 5% des parts d’Electrabel Customer Solutions, une société anonyme détenue à 95% par… Electrabel. Ses parts sont vendues à Electrabel, pour 20 millions d’euros. Pourquoi à un prix si bas ? Parce que les deux années précédant le rachat, Electrabel Customer Solutions est en perte. Juste ces 2 années-là. Ni avant, ni après. Là aussi, le rapport Leonardo & Co affirme que : “Le prix parait peu élevé comparé à la dernière transaction comparable“.

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Bon. Donc, au pire, celles et ceux à qui nous avons délégué le pouvoir de négocier pour nous, avec les producteurs privés d’énergie, sont de piètres négociateurs. Le préjudice pour la Wallonie est quand même de plus de 200 millions d’euros.

En fait, ça se complique… ORES Assets, détenu à 99%, depuis la sortie d’Electrabel, par les pouvoirs publics (via des Intercommunales pures de financement, comme SEDIFIN), n’est qu’une coquille vide. Elle n’a pas d’employés. Zéro. Pas de gérant. Rien. ORES Assets a délégué son management à ORES scrl, qu’elle détient à 100% ! … Sauf qu’il s’agit là d’une société entièrement privée, qui n’a aucun compte à rendre aux pouvoirs publics, et donc à nous, citoyens. Cette société gère de l’argent public, opte pour des orientations énergétiques qui peuvent être lourdes de conséquences, et décide des prix de l’énergie (dans un cadre réglementaire néanmoins), sans avoir de comptes à rendre aux communes, et donc par là aux citoyens.

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Au final, la note est très salée pour les communes, 200 millions d’euros, et pour le consommateur belge qui paye son électricité plus chère que ses voisins européens (3ème prix le plus haut en Europe !). Nous payons notre électricité deux fois. Ou plus justement, nous payons notre manque de contrôle sur les décisions en matière d’énergie.

900.000 ménages belges ont des difficultés à payer leur facture énergétique. Et nous n’allons pas du tout dans la bonne direction : selon les objectifs européens, notre consommation d’énergie devrait avoir diminué de 20%, en 2017, par rapport à 1990. Mais en Wallonie, la consommation globale et par habitant augmente (selon une étude réalisée par l’Institut de Conseil et d’Etudes en Développement Durable, 2015).

Et lorsqu’un conseiller communal demande un droit de regard sur ce qu’il s’est passé, on lui répond que “La société ORES scrl est (…) soumise au strict respect du Code des Sociétés et, en ce sens, réserve à ses actionnaires et à eux seuls les droits qui leur reviennent.” Circulez, il n’y a rien à voir ici ! Le code de démocratie locale est d’application pour ORES Assets. Pas pour ORES scrl… Pratique, non ?

Mais revenons à notre chaîne de délégation : en donnant notre voix, on délègue notre pouvoir de décision à un élu qui va nous représenter au conseil communal. Ces élus décident entre eux, qui va les représenter au sein de telle ou telle intercommunale. Et ces “représentants des représentants” délèguent au final toute décision à… une entreprise privée ! Sur laquelle nous n’avons plus aucun droit de regard ! Faillite totale de la démocratie représentative ! Au bout de la chaîne de délégation, le pouvoir abouti dans les mains d’une structure qui n’a aucun compte à rendre..

Et quand le système représentatif ne fonctionne plus, il se met souvent à fonctionner à l’envers. Si nos élus ne nous représentent plus en siégeant dans les conseils d’administration des producteurs d’énergie, tout se passe comme s’ils représentaient, inversement, les producteurs d’énergie dans nos conseils communaux.

C’est qu’être dans un des comités de secteur d’une intercommunale est plutôt avantageux. Le scandale Publifin l’a assez montré. Chez ORES Assets, le cachet de présence est de 160€ brut par réunion. Comptons une dizaine de réunions par an… de 15 à 45 minutes. Si on est président, comme c’est le cas du bourgmestre de Genappe, Gérard Courroné, le salaire est de 15000€ brut par an. Qui nos élus défendent-ils ?

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Bon, alors, qu’est-ce qu’on peut faire avec tout ça ? Nous, citoyens, devrions faire pression sur nos élus pour que :

1. Ils se rappellent qui ils sont censés représenter (pour rappel, c’est nous, les citoyens, les électeurs).
2. Ils reprennent en main le pouvoir que nous leur avons confié, c’est-à-dire celui de défendre l’interêt public, en matière d’énergie, dans les négociations avec les acteurs privés.

Et c’est ces jours-ci que ça se passe, parce que les conseils communaux, de l’ensemble des communes représentées dans SEDIFIN et ORES Assets, doivent se prononcer cette semaine, sur les comptes des intercommunales, sur la décharge des administrateurs, sur le rapport du réviseur et sur les modifications statutaires d’ORES Assets.

Cela a déjà fait du rififi au conseil communal d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, ce mardi 23 mai, alors que d’habitude les comptes des intercommunales passent comme des lettres à la poste, c’est-à-dire sans le moindre débat. Finalement, les comptes de SEDIFIN ont été approuvés, et la décharge des administrateurs votée, après qu’Hadelin de Beer de Laer, conseiller Ecolo, et membre du conseil d’administration de SEDIFIN, ait “assuré” à son bourgmestre que tout était transparent chez SEDIFIN (selon les mots de Vers l’Avenir).

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En quoi la décharge est tellement importante ? Selon le codes de sociétés (art. 408), des administrateurs ne peuvent être tenus responsables des fautes commises (mauvaise gestion, pertes, etc.) s’ils en sont “déchargés” par l’Assemblée générale. Voter une décharge signifie donc que nous pensons qu’ils n’ont commis aucune faute, ou que si faute il y a, ils ne sont pas responsables de l’infraction, ou qu’ils l’ont eux-mêmes dénoncée. Ne pas voter la décharge signifie donc qu’on demande aux administrateurs (nos élus communaux) de nous expliquer pourquoi nos communes ont vendu leurs parts dans Electrabel Customer Solutions à un prix si bas, et pourquoi elles ont racheté les parts d’Electrabel dans Ores Assets à un prix aussi élevé.

Ce qu’il faut faire, c’est donc faire pression sur nos élus, aussi vite que possible, avant fin mai / début juin, pour qu’ils n’approuvent pas aveuglement les points à l’ordre du jour du conseil communal relatifs à ORES Assets et aux différentes intercommunales pure de financement : SEDIFIN, IPFH, IDEFIN, SOFILUX, FINEST, FINIMO et IEG.

C’est certainement la première étape de la reprise en main, par les citoyens, de la politique énergétique de leur région pour les décennies à venir. C’est notre manière d’avoir un impact sur notre facture d’électricité aujourd’hui, et sur la manière dont nous produirons de l’énergie demain.

Cover Photo by Ludo

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4 thoughts on “L’affaire ORES : Exemple parfait d’une crise de la délégation

  1. Je serai au conseil communal de Genappe. Je vais parier sur votre bonne foi en tentant d’expliquer : je ne serai pas condamné par avance… Enfin, on verra bien.
    Pour vous y préparer, je vous suggère de bien comprendre ce qu’est le droit de PUT. Vous pouvez commencer par Wikipedia.
    A mardi soir.
    H. de Beer

    • Merci pour votre réponse.
      Je propose ceci: je ferai un compte-rendu de votre intervention au Conseil communal. Je ne vous condamne pas à l’avance. Mais votre réponse laisse penser que vous pourriez être tenté de défendre une pratique financière (le droit de PUT) auprès des citoyens, alors qu’on pourrait davantage s’attendre à ce qu’un élu défende le citoyen auprès des acteurs financiers… Mais je ne demande qu’à vous écouter demain !
      Yves Patte

  2. Salut Yves,
    Tu as encore mis le doigt sur quelque-chose d’anormal.
    En lisant la réponse la réponse de mr de Berry, j’ai aussi eu l’impression qu’il allait défendre le PUT.
    je suis intéressé par le compte rendu de cette réunion, de ce point, mais ca peut se faire par mail.
    Quentin

  3. Très intéressant article de M Yves Patte sur le détournement de la démocratie locale, Très pédagogique, et très instructif. Je voudrais connaître la suite. Au Canada (Québec) où j’habite le prix de l’électricité (hydroélectrique, je précise) est de 3 eurocentimes le Kwh. Je plains mes soeurs qui sont en Belgique qui paient quasiment 10 fois plus.

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