Pour rebondir sur le dossier “Economie collaborative” de Socialter

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J’aimerais conseiller le dernier numéro de la revue “Socialter“, et son dossier sur l’économie collaborative. Si vous pouvez vous procurer la revue, foncez !

De nombreux éléments composants ce dossier rejoignent ce que j’ai pu écrire sur la notion d’Empowerment et ce que j’ai appelé la société de l'”anti-délégation”. Pour celles et ceux qui arriveraient pour la première fois sur ce blog, les bases de ce projet se trouvent dans cette introduction “Empowerment ou la société de l’anti-délégation“. Deux chapitres “en construction” ont été publiés : un chapitre sur l’Etat, la bureaucratie et le travail (“6. La crise de la délégation“) et un chapitre sur l’alimentation (“7.1. Reprendre en main son alimentation et sa santé“). Un chapitre paraîtra très prochainement sur les nouvelles formes de contestation : Occupy, les Indignés, etc.

(Toutes les références (n° de page, etc.) renvoie au numéro 6 de la revue Socialter, août-septembre 2014.)

DONC, en lisant le dossier de Socialter, j’ai apprécié l’impression que “j’étais dans le bon” avec mon analyse des mouvements sociaux et culturels actuels. Uber, Airbnb, les groupements d’achats collectifs, la Ruche Qui dit Oui, le co-voiturage, Wikipedia, etc… Tout cela relève bien d’une même dynamique. (J’avais déjà fait référence à la Ruche qui dit Oui, à partir d’un article de Socialter, dans cet article…).

MAIS je pense que le coeur de cette dynamique, le point central de ces évolutions, n’est pas en soi le partage ou la collaboration. Je pense que c’est autre chose, même si ces deux dimensions en sont constitutives. Je dirais que le partage et la collaboration sont des caractéristiques descriptives des évolutions actuelles, mais qu’elles n’en sont pas des caractéristiques définitionnelles. D’où la difficulté, qu’on ressent, me semble-t-il, dans le dossier de Socialter, pour définir si l’économie collaborative est toujours de la marchandisation ou si c’est du partage, si c’est libéral ou du “communisme à la cool” (p.31). Ce genre de questions est, selon moi, inutile parce que l’économie collaborative et les logiques de partage relèvent d’un mouvement plus large, qui rend l’opposition gauche-droite obsolète, comme je l’ai expliqué ici : “2.1. Au-delà de l’opposition gauche-droite.

Pourtant, ce mouvement plus large est plusieurs fois esquissé dans le dossier. Je pense que sa caractéristique définitionnelle est : le fait de reprendre le pouvoir sur soir-même et de ne plus déléguer à des institutions ou des intermédiaires, ce que l’on peut faire soi-même. Dans l’échange et le partage de particuliers à particuliers (peer-to-peer), je crois que c’est la dimension “particuliers à particuliers” qui est la plus importante, plus que l’échange ou le partage en soi.

Ce qui est important, c’est l’apparition de plateformes qui ne font que “faciliter les échanges entre particuliers” (p.31). Je ne parlerais donc pas de “culture du partage”, comme le fait Arthur de Grave (“Le communisme à la cool“, pp.30-31), mais plutôt d'”économie désintermédiée“, comme Arun Sundararajan (“Vers un nouvel équilibre économique“, pp.32-34) ou encore de “modèle économique qui repose sur la collaboration entre particuliers” comme Antonin Léonard, cofondateur de Ouishare (“Pour un changement de culture“, p.38). Et je rejoins Diana Filippova (p.44) lorsqu’elle parle “d’accéder au marché de la production et de la distribution sans passer par des intermédiaires coûteux et exigeants” (“Propriété : la fin des privilèges ?“, pp.44-45).

Voilà ce qui est nouveau, selon moi, et qui permet de raccrocher les évolutions récentes en matière d’économie, avec des évolutions dans le monde du travail, dans le domaine de la santé et de l’alimentation, dans le domaine des médias, dans le domaine de l’écologie locale… mais aussi avec des évolutions politiques (printemps arabes…), de nouvelles formes de contestation (Occupy…), etc. : il s’agit d’individus qui ne délèguent plus à quelque institution que ce soit, ou à quelque intermédiaire, la charge de… louer leur logement, ou de leur trouver un lieu de résidence, de produire de la connaissance sur tel ou tel sujet (Wiki), ou de produire tel ou tel objet (Fab Lab).

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Imaginez : en terme de savoir, c’est la différence entre envoyer une lettre au Larousse pour soumettre un nouveau mot ou une nouvelle définition pour leur prochaine édition (ce que de nombreuses personnes ont toujours fait), et se faire soi-même le rédacteur d’un nouveau mot dans Wikipedia, ou contribuer à la définition collective d’un mot sur Wikipedia. Dans le deuxième cas, on ne délègue pas à une institution comme le Larousse la charge (et le pouvoir) de définir une nouvelle réalité ; on prend les choses en main soi-même, grâce aux outils technologiques.

Bien sûr, on ne le fait pas seul, puisque c’est toute la communauté Wikipedia qui va échanger et collaborer pour produire une définition collective. Il y a donc bien une dimension “collaboratrice”, mais elle vient, selon moi, après qu’un individu (ou une groupe spécifique) ait décidé de prendre les choses en main lui-même. La dimension “Empowerment” vient donc avant la dimension “collaboration”.

Je partage par contre tout à fait l’avis d’Arun Sundararajan lorsqu’il dit que “l’économie du partage se situe dans le prolongement des réseaux sociaux“. Je pense effectivement que les réseaux sociaux, c’est-à-dire les moyens technologiques les plus récents de communication, ont fondamentalement modifié la manière de diffuser de l’information, et plus loin même, la manière de constituer des groupes sociaux.

Je prends un exemple simple. Imaginez que vous êtes sur un terrain de football, entouré, disons, de 1000 personnes, toutes elles aussi sur le terrain de foot. Et vous voulez transmettre un message à ces 1000 personnes autour de vous. Il y a quelques décennies, vous auriez dû, d’une manière ou d’une autre, monter sur une estrade, sortir de la masse, et peut-être utiliser un amplificateur vocal (micro, “gueulophone”, etc.), ou alors déléguer la diffusion du message à un média, qui aurait recueilli vos propos et les aurait rediffusé à la masse, “par en-haut”. Aujourd’hui, via un simple #hashtag, vous pourriez, sans sortir de la masse, diffuser votre message aux 1000 personnes, en quelques secondes. Vous ne devez ni avoir accès à un lieu de diffusion (une estrade), ni déléguer à un média. C’est une communication tout à fait horizontale. Il n’y a pas besoin d’avoir accès à la verticalité (qui implique hiérarchie, droit d’accès, pouvoir, etc.).

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Je peux donc moi-même faire savoir à des milliers, des millions, des milliards, de personnes que j’ai une chambre à louer, que je cherche un moyen de transport, mais aussi que je chante bien, que j’ai des légumes bio à vendre, etc. Plus besoin d’intermédiaires pour diffuser cette information. C’est bien une économie “désintermédiée”, pour une société où on ne “délègue” plus (ou en tout cas, de moins en moins).

Du coup, oui, il faut effectivement “repenser les institutions” (p.33); oui, “nous allons voir apparaître des acteurs économiques d’un genre nouveau” (p.33).

Si on considère que le mouvement central, c’est l’anti-délégation, alors le partage et la collaboration peuvent tout à fait co-habiter avec d’autres dimensions fondamentales de ce mouvement comme le “micro-entrepreneuriat”(p.33) ou le Do It Yourself (p.40 & 42). J’avais expliqué à quel point le DIY était, culturellement, un élément important de ce mouvement : “3.1. Punk & « Do It Yourself »“. Et Clarisse Briot (“Fab Lab des champs“, p.42) a raison de souligner ces propos de Jean-Baptiste Fontaine, cofondateur du Fab Lab Net-Iki, dans le Jura, lorsqu’il dit qu'”il faut reprendre la main“. C’est précisément de cela qu’il s’agit.

Lutter contre l’obsolescence programmée, comme le fait ce Fab Lab, c’est aussi une manière de se ré-approprier la durée de vie des objets qu’on utilise. C’est ne plus laisser l’industrie décider pour nous qu’après 3 ans, notre appareil sera hors d’usage. Si j’en ai les capacités, je peux garder cet appareil 5, 10 ou 15 ans, par exemple… C’est plus qu’une manière de faire des économies en temps de crise. C’est reprendre les choses en main. C’est aussi recoller à une condition qu’on a connue durant des millions d’années : l’Homo Habilis que nous avons été, a été celui qui a commencé à réaliser ses propres Stone tools[4]outils. Et jusqu’à une époque très récente, nous étions capables de produire nos outils, les réparer, et décider lorsque nous les remplacions. Il y a un lien entre cette capacité à produire des outils et notre condition de chasseur-cueilleur (Voir “7.1.1. L’alimentation « paléo »“).

Du coup, je deviens co-producteur des objets que je consomme. Et le concept de “prosumer”, contraction de “producteur” et “consommateur”, de Benjamin Tincq (“La nouvelle frontière“, p.43) est tout à fait intéressant, tout comme la notion d'”utilisateur-producteur” de Diana Filippova (“Propriété : la fin des privilèges ?“, p.44-45). C’est l’aboutissement ultime de la suppression des intermédiaires entre producteurs et consommateurs. Si je fais mon petit potager et que je me nourris de ce que je produis, je suis “prosumer”. Nos grands-parents étaient, au niveau alimentaire, pour beaucoup des “prosumers”. Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs étaient des “prosumers”. C’est ce que nous avons été durant l’immense majorité de notre évolution.

C’est, comme le remarque très bien Benjamin Tincq (p.43), la société industrielle qui “a conduit à la séparation des lieux de production et de consommation“. C’est ce que j’ai essayé d’expliquer dans le chapitre sur la post-modernité (“2.2. Le post-modernité est un combat“). La modernité, au sens sociologique, se caractérise par une différenciation toujours plus grande de l’activité sociale (Durkheim) et une rationalisation des échanges, garantis par l’Etat (Weber). Revenir à des échanges marchands plus proches de ce qui pouvait se faire au sein du cercle familial ou de la communauté proche, c’est revenir à des logiques antérieures à la période moderne. “L’économie collaborative, dit Diana Filippova (p.44), nous permet de prêter notre voiture à un parfait inconnu avec fluidité et aisance, comme si c’était à un vieil oncle“. La période industrielle moderne étant la période de la délégation, toute critique des processus de délégation s’inscrit forcément dans une remise en question de la modernité, d’où l’aspect “retour en arrière” de nombreuses nouvelles tendances : retour à l’agriculture locale et naturelle, retour à la médecine naturelle, retour à la mobilité douce, etc…

En conclusion, donc, je me répète, mais je conseille vivement ce dossier de Socialter sur l'”économie collaborative”. Je pense que cette forme d’économie du partage relève d’un mouvement plus large, qui définirait mieux les évolutions actuelles, et qui serait la reprise en main par des individus et des groupes sociaux, de certaines fonctions sociales déléguées à des institutions et des intermédiaires, durant la période moderne. Ce qu’on appelle l'”Empowerment”… Et l’intérêt de ce genre de dossier est précisément de pouvoir discuter à partir d’exemples concrets (les Fab Lab, Uber, etc.), et d’expertises différentes (Sundararajan, Ouishare, etc.)…

2 Replies to “Pour rebondir sur le dossier “Economie collaborative” de Socialter”

  1. Bon… votre article m’a fait beaucoup rire.
    Cette “nouvelle” (mmm………) économie ne fait que rationnaliser les phénomènes en cours. Bon… en même temps, pour savoir cela, il faudrait sortir de l’idéologie de comptoir pour s’intéresser vraiment à l’économie.
    Continuez de rêver car cela semble vous faire du bien 🙂

    Amicalement.

    • Bonjour Coco,

      Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris, est-ce que vous critiquez le contenu du numéro de Socialter, ou la lecture que j’en fait, ou bien les deux ?
      Cette “nouvelle” économie ne relève pas d’une nouveauté de ces derniers mois, mais d’une évolution sur plusieurs décennies, très clairement. Il n’en reste pas moins qu’à mon sens, on romp sur plusieurs points avec l’économie industrielle classique… Est-ce avec ça que vous n’êtes pas d’accord ?

      Yves

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