La démocratie participative, le lien avec le territoire. Et pourquoi il est important, en Belgique, de garder les provinces.

Les demandes de participation citoyenne et de démocratie plus délibérative n’ont de sens que si elles s’accompagnent d’une réflexion sur l’ÉCHELLE de la décision, c’est-à-dire sur le territoire, sa structuration et la répartition des compétences. (Ouïe ! Sujet “touchy” en Belgique)

Creusons un peu : ce n’est pas un hasard si l’origine du mot “citoyen” est “civitas” en latin, c’est-à-dire la “Cité”, et plus particulièrement la “Cité-État”, comme en Grèce (en particulier dans la période hellénistique) et dans l’Empire romain. La “Cité” ne peut pas se réduire à un territoire, mais y est quand même relativement liée. Plutarque* voyait d’ailleurs l’acte fondateur de la démocratie athénienne dans un mot très rarement mentionné : le “synœcisme”, c’est-à-dire la réunion de plusieurs villages en une Cité.

La démocratie se construit mieux du bas vers le haut, selon le principe de subsidiarité, c’est-à-dire en donnant la responsabilité d’une action publique à l’entité la plus proche de celles et ceux qui sont directement concernés par cette action. (Wiki : https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_de_subsidiarit%C3%A9) Et si on ne peut pas régler un problème à cette échelle, on passe alors à l’échelle supérieure. Du bas vers le haut.

En ce sens, je crois que celles et ceux qui veulent la disparition des provinces se trompent. Les communes belges comptent en moyenne 19.000 habitants (médiane = 12.000 habitants). Sans les provinces, l’échelle supérieure aux communes (c’est-à-dire les régions) compte soit 3,6 millions d’habitants (Région wallonne), soit 6,5 millions d’habitants (Région Flamande). Le saut d’échelle est beaucoup trop grand. Ca veut dire que si une problématique dépasse le territoire d’une commune, on est obligé de faire un saut vers l’échelle régionale, et on crée inévitablement un gap entre celles et ceux qui vont décider et celles et ceux qui sont concernés.

Chaque saut d’échelle constitue un risque démocratique. “More is different” : on ne décide pas à 3 ou à 6 millions comme on décide à 20.000. On ne peut pas réfléchir aux dispositifs de participation citoyenne sans aborder les questions d’échelle.

Les Provinces

Et à bien des égards, les provinces présentent une grande “robustesse” historique (“Effet Lindy”), avec des découpages peu changés depuis les anciennes provinces, les départements français, les principautés, les comtés, et les “civitates” de l’Empire romain. En fait, les Provinces présentent une réalité historique (et géographique) plus grande que les Régions, qui sont surtout le fruit du 19ème siècle industriel (et dans une moindre mesure des deux guerres mondiales). L’histoire de la Région wallonne en particulier, est celle du mouvement ouvrier, du patronat, et des concertations sociales.

Au mieux, on peut faire remonter l’idée d’une identité wallonne à 1886, avec la création de la revue “La Wallonie”**. Et toute son histoire est celle des oppositions propres aux 19ème et 20ème siècles : La Flandre catholique et conservatrice, contre une Wallonie ouvrière, socialiste et libérale (à l’époque, socialiste et libéral, c’est assez similaire). Les faits marquants du mouvement wallon sont d’ailleurs : la “Question royale” de 1950 (les Flamands étaient majoritairement pour le retour du Roi, alors que les Wallons étaient contre), et les grèves de l’hiver 1960-1961 : 6 semaines de grève en Wallonie, quelques jours à peine en Flandre.

Historiquement, on ne peut pas parler de la création des régions wallonne et flamande, sans parler des syndicats (avec la figure d’André Renard en Wallonie), et des organisations patronales (le Vlaams Economisch Verbond et le Comité central industriel, aujourd’hui intégrés respectivement dans le Voka et la FEB). Mais ce sont précisément les institutions qui sont aujourd’hui en crise, ou qui suscitent la méfiance. Quelle est réellement la proportion de petits indépendants, entrepreneurs et dirigeants de PME/TPE qui se reconnaissent dans les fédérations patronales ? Probablement pas davantage que la proportion de travailleurs et travailleuses qui se reconnaissent encore dans les syndicats…

De plus, ces régions sont au coeur de toutes les tensions belges depuis leur institutionnalisation en 1970 ! On peut se demander si les réflexions autour d’un modèle de société post-industriel et plus participatif (ce qui est intrinsèquement lié comme je l’ai déjà expliqué ici) ne doivent pas aussi intégrer une réflexion sur une diminution progressive des compétences accordée aux Régions ?

… Au profit de quoi, alors ? Des Provinces, par exemple ! Je m’explique…

Les hommes, les femmes et leur environnement naturel

Tout le monde est d’accord aujourd’hui qu’il faut favoriser l’agriculture locale, les produits locaux, le savoir-faire et l’artisanat local, qu’il faut renouer le contact avec la terre, avec la Nature (en témoignent toutes ces formations en permaculture, agroforesterie, maraichage bio, et ces animations « balades nature », cueillette de plantes sauvages, etc.). Et il y a un mot pour tout cela : le TERROIR. Ce mot qui est assez propre au Français (dans d’autres langues, il se confond avec “territoire”) renvoie à :

  • un espace naturel (avec sa géographie, son relief, sa géologie, son hydrologie, son climat, etc.),
  • les ressources naturelles de cet espace,
  • ET les sociétés humaines qui exploitent ce territoire et ses ressources.

Le “terroir” représente ce lien historique entre l’Homme et la Nature. Exemple simple : le Bordelais, c’est une terre spécifique, un climat, un ensoleillement, une végétation, et des êtres humains qui, depuis des temps très reculés, y font pousser du raisin pour en faire du vin. Les vins de Bordeaux représentent ce terroir.

Et ce qui est intéressant, c’est que depuis, disons 2000 ans, nos ancêtres ont construit leurs structurations administratives sur ces terroirs. D’abord avec les “civitates” de l’Empire romain (tiens, déjà “civitas” qui donnera “citoyens” !), puis avec les comtés des royaumes francs, et enfin avec les évêchés et les diocèses de l’Église catholique (je résume très vite, les Historiens du Moyen-Âge m’excuseront… j’espère !) 😉 Et ça s’est poursuivi avec les départements créés sous l’occupation française. Aujourd’hui, nos provinces sont le fruit de cette histoire, des terroirs, des Cités-Etat, des principautés, des duchés et des comtés. La principauté de Liège et le Comté de Namur ont eu 800 ans d’existence, le Duché de Brabant, 700 ans, et c’est assez similaire pour les Comtés de Hainaut, et de Flandre (qui correspondait plus ou moins aux deux Flandres actuelles : occidentale et orientale).

En termes d’échelles de décision, on aurait donc : Communes -> Provinces -> Belgique. Et les Communautés pour regrouper les Provinces (ou les Communes) sur base linguistique, pour les matières liées à la langue (enseignement, etc.). Ou peut-être qu’il faut encore une autre structuration. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas faire l’impasse sur une réflexion concernant l’échelle de décision. La plupart des projets en transition actuels se voient confrontés à cette question. Ex : quelle est la bonne échelle pour une monnaie “locale” ? Qu’est-ce qu’un producteur “local” ? Quelles sont les limites géographiques d’une “économie locale”, d’un “circuit court” ? A quelle échelle faut-il penser l’autosuffisance alimentaire d’un territoire ? Son autonomie énergétique ?

Je n’ai pas de réponses précises, et il y a plein de questions en suspens (Bruxelles par exemple !), mais je suis convaincu qu’il faut réfléchir aux conditions territoriales de la démocratie participative et délibérative. Si on ne le fait pas, cette participation reste très abstraite, comme les référendums, quand bien même ils sont d’initiative populaire.

Je le répète, l’histoire des Régions, c’est l’histoire des conflits sociaux et linguistiques du 19ème siècle. En très simplifié : le mouvement ouvrier wallon contre le patronat conservateur flamand. Leur “nature institutionnelle”, si on peut dire, c’est celle de la concertation sociale, des corps intermédiaires, de la délégation. A l’inverse, les provinces ont une histoire beaucoup plus complexe, et se fondent davantage sur le lien entre une population, un territoire et les resources naturelles que fournit ce territoire.

Bref, ce qui est sûr, c’est que historiens, géographes, environnementalistes, constitutionnalises, anthropologues ont un rôle très important à jouer dans la construction d’un nouveau modèle de transition démocratique, je crois. Si vous vous reconnaissez, faites-moi signe ! 😉

Notes :

* Il faut toujours être prudent avec Plutarque, parce qu’il écrit bien après la création d’Athènes. Mais il est intéressant que ce moralisateur romain, d’origine grecque, donne autant d’importance aux rassemblement de villages, lorsqu’il explique les débuts de la démocratie athénienne.

** Destate, Ph. 2011. “Y a-t-il une identité wallonne ? Contribution à l’ouvrage sur l’histoire culturelle de la Wallonie (Fonds Mercator)”. Consulté en ligne.

Illustrations :

  • Mons en Hainaut 1649
  • Les XVII provinces des Pays-Bas, 1676
  • Les provinces belges 1842
Sources : http://www.cartesius.be
 

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