Parution de la 3ème partie de ma série sur la radicalisation

Hier est sorti le n°13 de la revue de la Fondation Ceci n’est pas une crise (juillet 2018), avec le 3ème volet de mon article sur la radicalisation et le terrorisme.

Comme je l’ai écrit il y a déjà un petit temps, je ne me rappelais plus que cette troisième partie, intitulée “Islamisation de la radicalité” s’ouvrait sur une citation de…. Medine ! 

“Mais ils croiront que Ben Laden est un héros
En foulard palestinien, sur les roues de leurs motos”

On a probablement sous-estimé le sentiment d’abandon d’une population “qui n’a plus rien à perdre”, pas même sa propre vie, une population d’individus qui vivent “comme des kamikazes” avant même toute dimension religieuse (pensez aux “Kamikazes Riders” sur leurs motos à Bruxelles, dont on a découvert la proximité avec certaines filières terroristes).

C’était laisser le champ libre à tous ceux qui avaient intérêt à raccrocher cette population à une identité ethnique/religieuse, parfois imaginée, à un Islam de toute pièce fabriqué pour s’imposer par la violence.

La revue de la Fondation “Ceci n’est pas une crise” est ici (en PDF) : http://www.cecinestpasunecrise.org/content/uploads/2018/07/revue-juillet-2018.pdf

Ce 3ème article fait partie du chapitre : “Désappropriation. Radicalisation. Abandon. A quoi se raccrocher ?“, dont une version antérieure est lisible (et téléchargeable) ici !

Il s’agit du chapitre d’un livre à paraître sur la crise de la société actuelle (que j’appelle crise de la délégation), et sur les mouvements émergents (que j’appelle mouvements d’Empowerment) : http://www.yvespatte.com/…/intro-lempowerment-ou-la-socit-…/

Bonne lecture ! 

Brève réflexion sur la “responsabilité” quand on laisse sortir un terroriste

Comment est-ce possible que les co-détenus de Benjamin Herman, auteur de la tuerie à Liège, le jugeaient violent et dangereux, mais que le Ministre de la Justice affirme qu’il entrait dans les conditions de congé pénitentiaire, et qu’il soit “normal” que la prison le lui ait accordé… alors que quelques heures après, il tuait 2 policières et 1 jeune homme, en criant Allahu Akbar !

Ces propos du Ministre témoignent d’une naïveté “scientiste” et du plus haut fétichisme bureaucratique !

Je m’explique…

Interrogé sur Radio Première, Koen Geens (Ministre de la Justice) explique que le tueur “entrait vraiment dans les conditions” (d’octroi d’un congé pénitentiaire). Ce à quoi on devrait répondre, de manière très sensée, “Ca, on s’en fout” ! Peut-être que dans la grille d’évaluation qui a été créée pour juger les demandes de congé pénitentiaire, Benjamin Herman remplissait tous les critères, dont celui de ne pas “risquer de commettre de nouvelles infractions graves”. Sauf que dans la réalité, il a bel et bien commis de nouvelles infractions graves.

Alors, certains diront évidemment que les critères d’évaluation du risque ne doivent pas être bons, et qu’il faut affiner ces critères. Mais personne ne remettra en cause le fait de juger la réalité à partir d’une grille d’évaluation, de critères standardisés, etc. Et pourtant, je pense que le problème est bien là.

Voici un exemple – beaucoup moins tragique. Lorsque j’étais enseignant, je coordonnais les stages, et donc les défenses de stage, dans ma section. Mes collègues et moi étions censés évaluer la présentation de chaque élève. Et pour cela – dans le but d’être “objectifs”, nous avions des “critères”. Bien sûr, chaque année, d’un enseignant à l’autre, les notes pouvaient varier énormément. Sur le même critère, l’un mettait une cote de 9/10, alors que l’autre mettait 2/10. Comment était-ce possible, alors que nous jugions la même présentation ? Peut-être que les critères étaient mal définis ? Ou que certains étaient trop “subjectifs” ? Dans un cas comme dans l’autre, nous nous disions chaque année qu’il faudrait “revoir nos critères”. Après tout, si nous divisions davantage les critères, nous aboutirions bien à quelque chose de “vraiment objectif”, non ? Par exemple, au lieu d’avoir un critère “présentation générale” sur 6 points, nous divisions en 3 critères :

  • Tenue vestimentaire : 2 points
  • Introduction (A-t-il dit bonjour ? Etc…) : 2 points
  • Langage : 2 points

… Sauf que ça n’allait toujours pas, des divergences persistaient. Alors, on se disait : “Divisons encore plus les critères ! ‘Présentation générale’, c’est trop subjectif”. Et on divisait :

  • Cravate (pour un homme) : Il a une cravate -> 1 point. Il n’a pas de cravate -> 0 point
  • Se tenir droit : Oui -> 1 point. Non -> 0 point

Et ainsi de suite. Avec cette illusion tout à fait bureaucratique qu’à un moment, nous pourrions juger comme des “automates” : OUI/NON. Et quoi de plus objectif et rationnel qu’un automate ?

… Sauf qu’un problème émergeait souvent : un élève pouvait remplir tous les critères (il portait une cravate, il parlait comme il fallait, il avait cité tous les points importants, son powerpoint était comme demandé, etc.)… et pourtant, l’impression générale était que sa présentation était… nulle. Si nous avions été des employeurs et avions dû l’embaucher, personne ne l’aurait pris. Et pourtant, il remplissait tous les critères “objectifs” de notre grille d’évaluation “objective”.

Inversement, il arrivait qu’un élève nous ait laissé une très bonne impression générale… alors qu’objectivement, critère par critère, il fallait bien avouer qu’il avait oublié sa cravate, qu’il ne s’était pas présenté avec les formules de politesse convenues en commençant, etc. Si nous avions été employeurs, nous l’aurions engagé sur le champ… mais nous devions lui mettre de mauvaises notes…

… et nous décidions donc de revoir nos critères pour les défenses de stage de l’année suivante.

Sans comprendre que :

  1. Le “tout” est plus que la somme des parties ( = l’image qu’on a de quelqu’un ne peut pas se réduire à une somme de critères)
  2. Il y a une différence entre un jugement pur, déconnecté de la réalité et sans conséquences (évaluer parce qu’il faut évaluer) et un jugement pratique, qui aura des conséquences (juger qui on va engager dans notre entreprise, juger à qui on va confier nos enfants pour une soirée, etc.)

La question est celle du “skin in the game” et de la responsabilité dans un cadre bureaucratique.

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Parution de la 2ème partie de ma série sur la radicalisation

Parution de la deuxième partie de ma série sur la radicalisation, dans le n° 12 (avril 2018), de la revue numérique de la Fondation “Ceci n’est pas une crise”.

Ces réflexions sur la radicalisation feront partie du livre à paraître sur les notions d’empowerment et d’anti-délégation.

Ce deuxième article retrace l’historique, d’un Islam émancipateur à un Islam de survie, et fera, pour cela, un détour par les Etats-Unis, qui ont connu, avant la Belgique ou la France, un Islam des quartiers défavorisés, avec les Black Muslims et Malcolm X d’abord, puis les Five-Percenters, et finalement le Salafisme. Ce détour permet de comprendre la dimension identitaire de la radicalisation religieuse.

Lire l’article sur le site de la revue…

Référence :

Patte, Y. (2017), Désappropriation. Radicalisation. Abandon. A quoi se raccrocher ? (2/4), Revue numérique de la Fondation Ceci n’est pas une crise, n°12, avril, pp. 10-14.

Brève réflexion sur l’insécurité et le monopole de l’Etat

ViolencelégitimeWeber

Dans un monde où les dirigeants n’ont rien vu venir de la radicalisation islamiste d’une certaine jeunesse, du repli identitaire xénophobe d’une autre, et du sentiment d’abandon des derniers, tout se passe comme si ces mêmes dirigeants n’arrivaient pas non plus à comprendre l’insécurité que ressent la population face à la montée des actes terroristes en France, en Belgique, en Allemagne, et un peu partout ailleurs. Dans l’illusion de leur propre sécurité, ils renvoient les “petites gens” à l’irrationalité de leur insécurité, au milieu de la foule, dans la rue, ou dans les transports en commun.

Ils nous disent : “Arrêtez de stresser. Vous êtes en sécurité. Continuons à vivre comme avant. Nous gérons”. La gestion de la sécurité est en fait un sujet central pour un sociologue (surtout un Wébérien). Etant potentiellement liée à la violence physique, la sécurité est au coeur de ce qui caractérise un “Etat” en sociologie : “le monopole de la violence physique légitime”. Seul l’Etat et ses représentants ont le droit d’appliquer des mesures de sécurité.

Alors, dire au petit peuple de ne pas se préoccuper de sa sécurité, c’est aussi rappeler à ce petit peuple que ce n’est pas lui qui dirige. Et par un tour de passe-passe, comme ceux que Bourdieu aimait dévoiler, les dirigeants peuvent défendre leur pouvoir, en prétendant (même de bonne foi) défendre la population.

Au coeur de notre société, il y a la “délégation“, le fait de déléguer à des structures (étatiques, économiques, politiques, institutionnelles, etc.) tout un ensemble de choses : le fait de nous fournir du travail, de décider pour nous, de nous nourrir, etc. Mais peut-être plus que tout, il y a le fait d’avoir délégué à l’Etat le fait de nous défendre. Le sentiment d’insécurité est au coeur de la faillite de cette société.

Image : Max Weber (1919) “Le Savant et le Politique“, Edition française 1959, introd. par Raymond Aron, Paris : Plon, p. 113.

Brève réflexion sur les tueurs de masse

Terrible-attentat-a-Nice-sur-la-promenade-des-Anglais-apres-le-feu-dartifice-lors-de-la-fete-nation_exact1024x768_lJe suis convaincu qu’on se trompe en cherchant systématiquement à savoir si les tueries de masse relèvent d’un fou furieux ou d’un fou de dieu, comme s’il s’agissait de deux choses différentes, qui s’expliqueraient différemment. Savoir si le tueur “s’était radicalisé”, en quelques années, ou quelques jours, n’a aucun sens, et n’explique rien. Ca laisse juste dans l’incompréhension.

Regardons :

  • Massacre de Columbine : 12 morts. Dylan Klebold : dépressif et suicidaire; Eric Harris : Psychopathe. Se sentant tous les deux persécutés par les autres élèves.
  • Andreas Behring Breivnik : 77 morts. Schizophrène. D’extrême-droite.
  • Andreas Lubitz : Se suicide en crashant son avion. 150 morts. Dépressif, en burnout, tendance suicidaire, se sent victime d’injustice.
  • Attentats de Paris : 130 morts. Attentats de Bruxelles : 32 morts. Des petits délinquants, au passé de petite criminalité, désocialisés, parfois déscolarisés et sans emploi, vivant dans les quartiers les plus paupérisés. Sentiment de ne plus pouvoir vivre ici en Occident.
  • Tuerie d’Orlando: 49 morts. Omar Mateen : instable, violent, bipolaire, raciste, homophobe. Prête allégeance à l’Etat islamique quelques heures avant l’attentat.
  • Tuerie de Nice : 84 morts. Mohamed Lahoueij-Bouhlel : dépressif, solitaire, isolé. “Radicalisé en quelques jours”.
  • Tuerie de Munich : 9 morts. 5 ans, jour pour jour après Breivnik. Auteur : dépressif. Pas de lien avec l’Etat islamique.
  • Attentat de Ansbach (Allemagne) : 15 blessés. Auteur : réfugié syrien, 2 tentatives de suicide dans le passé, séjour en clinique psychiatrique. Revendiqué par l’Etat islamique.

Si on passe son temps à chercher le lien avec l’Etat islamique, on passe à côté de ce qui pourrait, dans notre société, produire de tels profils.

Dans “Désappropriation. Radicalisation. Abandon. A quoi se raccrocher ?“, j’ai écrit : “La question est : comment est-ce possible que des jeunes élevés ici aient développé une telle haine envers notre société ? (…) Je pense qu’on est plus proche de la réalité sociologique en disant que certains “enragés” se sont islamisés, plutôt qu’en disant que l’islam s’est “enragée”, ce qui ne correspond pas à la réalité des millions de musulmans en Occident. Le problème est qu’à cette haine islamisée, va répondre une haine de l’islam. On commence très clairement à le voir. (…) La jeunesse sans avenir a pu expérimenter son ‘no future’ sous de nombreuses formes : conduites para-suicidaires, comportements à risque (drogues, mise en danger de soi), auto-destruction (de soi ou de son lieu de vie, lorsqu’on brûle son propre quartier), décrochage, abandon, vie dans la rue, rejet, galère, etc.

Je rajouterais que mettre l’accent sur le caractère islamiste des tueurs de masse revient à faire le jeu de l’Etat islamique : tous les dépressifs, suicidaires, perçus comme des rebus de la société, peuvent en se laissant pousser la barbe quelques jours (comme le tueur de Nice), mourrir non pas dans l’anonymat et l’insignifiance, mais comme des “soldats du Califat”…

Le monde change… et pas en bien

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“Le monde change… et pas en bien”. C’est une phrase que j’ai entendue lundi en rue. Et elle m’a trotté en tête toute cette journée de mardi, devant les directs relatifs aux attentats, à la télévision, à la radio, ou devant le flot continu des tweets….

Bruxelles est attaquée, et cette phrase résume toute l’impuissance qu’on peut ressentir. Comme si on savait que ça allait arriver, après Paris, et qu’on espérait juste que ça allait arriver le plus tard possible. Mais c’est fait, c’est arrivé aujourd’hui. Des dizaines de personnes sont mortes. En attendant leur avion. En prenant leur métro. Impuissantes.

L’impuissance, c’est l’inverse de l’Empowerment, sur lequel j’écris constamment. C’est se sentir sans pouvoir, sans capacité d’agir sur les choses. On sent que le monde change. Peut-être est-ce bien qu’il change d’ailleurs ? Ou pas ? Mais dans un cas comme dans l’autre, on se dit qu’on ne peut rien y faire, que d’autres vont décider pour nous. Qu’ils vont décider de créer un climat de peur. Que dorénavant on se sentira moins à l’aise dans les transports en commun ou dans les lieux publics.

Et on sent qu’il serait tentant de s’abandonner aux discours faciles de certains. Que, tant qu’à faire d’être impuissant, autant remettre notre destinée dans les mains de ceux qui disent avoir des solutions. Autant expulser tous les suspects et fermer les frontières pour qu’aucun autre suspect n’arrive.

… Mais ça ne fera que rajouter à l’impuissance. L’impuissance de voir des enfants, des parents, des personnes âgées mourir ailleurs, dans la même impuissance que les victimes bruxelloises. Quelle différence y aurait-il entre mourir sous les bombes de Daech en Syrie ou à Bruxelles ?

Le monde change… et pas en bien, c’est exactement ce que je ressens depuis des mois, à chaque fois que je vois ces cohortes de réfugiés refoulés à la frontière de pays européens. Je m’imagine devant parcourir des milliers de kilomètres à pied avec ma femme et mes enfants, juste dans l’espoir de trouver un endroit où nous installer, et où il n’y aura pas le risque à tout moment qu’on nous tire dessus ou que des barils d’explosifs nous tombent sur la gueule.

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On a créé un monde où des enfants passent en quelques secondes de l’insouciance des jeux d’enfants, aux cris, à la peur, à la douleur, à chercher, apeurés, un parent au milieu des débris et des corps en lambeaux… On a créé un monde où on retrouve des petits corps d’enfants sur nos plages de vacances. On a créé un monde où ceux qui arrivent à échapper à la guerre se verront parquer dans des bidonvilles qu’on détruira au bulldozer. Continue reading Le monde change… et pas en bien