Le phénomène des “jobs à la con” et les voies de sortie…

 

On the Phenomenon of Bullshit Jobs” est un petit pamphlet qui fait actuellement le buzz sur le net. Ce “Phénomène des jobs à la con”, tel que l’a traduit Libération, a déjà été vu par plus de 500.000 personnes, et constitue un bon point de départ pour une série d’articles que je compte publier sur les notions de “travail”, de “salariat” et d’ “Etat”…

Son auteur n’est autre que l’anthropologue, et activiste anarchiste, David Graeber, de la London School of Economics. Graeber est, entre autres, l’auteur de “Fragments of an Anarchist Anthropology“, dans lequel il aborde déjà la question des fondements esclavagistes du salariat et du capitalisme.

Dans cet article récent, Graeber décrit tous ces emplois – souvent de bureau – faits de tâches inutiles et vides de sens. Au cours du 20ème siècle, démontre-t-il, le nombre d’emplois “de production” n’a fait que chuter, grâce ou à cause de l’automatisation… Nous produisons toujours davantage, avec moins de personnes nécessaires, mais sans que cela nous ait, individuellement et collectivement, libéré du temps libre.

graeber_david_220-02En 1930, rappelle Graeber, Keynes avait prédit que pour la fin du siècle, la technologie aurait suffisamment avancé pour que nous n’ayons plus à travailler que 15 heures par semaine. La technologie a certainement fait d’immenses avancées, probablement bien plus que ce que Keynes n’avait imaginé, et pourtant nous ne travaillons pas moins. C’est que la diminution des emplois “de production” a été de pair avec une augmentation sans précédent des secteurs de service, de management, d’administration, “jusqu’à la création de nouvelles industries comme les services financiers, le télémarketing, ou la croissance sans précédent de secteurs comme le droit des affaires, les administrations, ressources humaines ou encore relations publiques“. C’est comme si quelqu’un inventait tout un tas d’emplois inutiles pour continuer à nous faire travailler, conclut Graeber et relève Libération !

Infirmières, éboueurs, mécaniciens, docteurs,… Imaginez un monde sans ces métiers. Nous serions bien embêtés. Ce ne sont donc pas des “jobs à la con”. Profs, dockers… : difficile de s’en passer. Auteur de science-fiction ou musicien de ska : un monde sans eux serait moins intéressant, dit-il. Mais qu’en est-il des lobbyistes, des directeurs généraux d’entreprises, des télémarketeurs, des consultants légaux, des gratte-papiers de l’administration ?

Alors, évidemment, la question est : qui est-il pour juger quel job est utile et quel job est “à la con” ?

La réponse de Graeber est intéressante, en terme de sociologie compréhensive – à la Weber : les “jobs à la con” sont les jobs qui sont dans la majorité des cas “perçus comme” des “jobs à la con” par ceux-là mêmes qui les occupent. Nombreux sont celles et ceux qui perçoivent effectivement leur job comme inutile et vide de sens. Celles et ceux qui rêvent – secrètement ou pas – de quitter ce job, qui attendent la fin de la journée avec impatience, la fin de la semaine avec encore plus d’impatience, et les vacances avec encore encore plus d’impatience ! Celles et ceux qui ne trouvent rien d’intéressant à raconter à propos de ce qu’ils font 8 heures par jour, 5 jours sur 7, lorsqu’un ami leur pose la question. Celles et ceux qui justifient l’intérêt de leur emploi par le seul salaire que ça leur procure, ou les congés, ou la sécurité, ou la voiture de société, ou tout autre avantage hors de la fonction et des tâches elles-mêmes. Celles et ceux qui peuvent parfois accomplir dans les 15 heures prévues par Keynes, les tâches qu’ils sont censés faire en 40 heures, et qui passent le reste du temps à organiser ou aller à des réunions ou à des séminaires, à traîner sur facebook ou télécharger des séries télévisées…

Au final, d’un point de vue social, l’emploi se décline sous trois formes : une classe productive (ouvriers, paysans, artisans, aidants…) qui se rétrécit, et est de plus en plus exploitée et paupérisée, une classe de sans-emplois, et une large classe payée à ne rien faire… si ce n’est consommer grâce à l’argent que ces emplois leur procurent. “Si quelqu’un avait conçu un système de travail parfait pour maintenir le pouvoir du capital financier, c’est difficile de voir comment il aurait pu faire un meilleur job“, conclut Graeber, même s’il sait évidemment que ce système n’a jamais été conçu par une personne ou un groupe spécifique, mais qu’il est le produit d’une histoire longue de plusieurs siècles.

Je rajouterais que Marx avait déjà eu une formule cinglante lorsqu’il expliquait, en 1849, qu’il sera trouvé, aux jeunes générations d’ouvriers, de nouvelles branches d’occupation, pour remplacer les usines qui fermaient : “On laissera les morts enterrer leurs morts” !

/ – paragraphe pour sociologues, et autres geeks politoco-sociaux, vous pouvez passer si vous voulez … – /

Cette histoire longue de plusieurs siècles dont parle Graeber, c’est l’histoire du capitalisme, de l’Etat, de la bureaucratie. Colliot-Thélène, qui a publié de nombreux ouvrages sur Max Weber (un des pères fondateurs de la sociologie), rappelle que selon celui-ci, l’Etat moderne n’est pas seulement la condition de l’épanouissement du capitalisme, en tant qu’il est le garant du droit rationnel, “prévisible”, dont celui-ci a besoin. Il est également structuré de façon identique, c’est-à-dire comme une entreprise. Et les deux piliers de cet Etat rationnel, garant du capitalisme moderne, sont le droit rationnel et les fonctionnaires. Pas étonnant donc qu’au fur et à mesure du développement du capitalisme et de l’Etat, la classe des fonctionnaires n’ait fait que gonfler, comme le nombre de règles de droit, de règlement administratifs, etc. Et comme plus de règles implique plus de fonctionnaires pour veiller à leur application, on va toujours vers davantage de bureaucratie. Celle-ci “n’est pas un organisme parasitaire, dit Béatrice Hibou, dans ‘La bureaucratisation du monde à l’ère néolibéale‘, elle est un élément nécessaire et fondamental du capitalisme“.

critique-le-proces-welles21

Le Procès de Kafka (adaptation d’Orson Welles, 1962)

Dans ses types de domination, Weber avait très bien décrit la direction administrative bureaucratique, comme type le plus pur de la domination légale : des fonctionnaires, n’obéissant “qu’aux devoirs objectifs de leur fonction“, “dans une hiérarchie de la fonction solidement établie“, nommés après examen, avançant selon l’ancienneté, soumis à une discipline stricte et homogène de leur fonction et à un contrôle. Et pour Weber, il en va de même de “la grande entreprise capitaliste”, de la bureaucratie d’Etat ou de l’activité de parti. Seule la petite entreprise pourrait, selon Weber, se passer d’un fonctionnement bureaucratique, c’est-à-dire d’une administration de masse.

/ – fin du paragraphe sociologico-geek – /

Mais quel est le contre-pied à ces emplois bureaucratiques, de fonctionnaires ou de cadres en grandes entreprises ?

Il y a quelques années, Héloïse Lhérété avait décrit le “syndrome de la chambre d’hôte“, pour qualifier ce nombre grandissant de cadres quittant leur emploi pour ouvrir des chambres d’hôte. En vingt ans, celles-ci sont effectivement passées de 4500 à plus de 30.000 (et encore il ne s’agit que des chambres d’hôte recensées par le Ministère de l’Emploi !).

Ou alors, autre solution : embrasser pleinement un mode de vie aux antipodes des carrières bureaucratiques en entreprise ou à l’Etat…

C’est ce que j’ai fait, parce que ça correspondait à la fois à ma manière de fonctionner au niveau professionnel et à mes opinions les plus idéologiques. Le salariat est une soumission. A l’Etat ou au patronat. Dans “Fragments of an Anarchist Anthropology” (en pdf), Graeber rappelle que les plus anciennes formes de contrat pour du travail salarié remontent à l’esclavage. Et il rejoint l’anthropologue Jonathan Friedman en affirmant qu’au final, le capitalisme n’est qu’une forme moderne de l’esclavagisme.

fast-company-february-hq-pdf-1-405x290Le contre-pied, c’est ce que le magazine Fast Company a appelé la “Génération Flux“, un état d’esprit, plus qu’une catégorie démographique, porté par des free-lance, des entrepreneurs, des travailleurs, qui ont décidé de sauter à pieds joints dans ce monde du travail, chaotique, instable et changeant, pour lequel les vieilles institutions ne semblent pas plus adaptées que les grosses entreprises. “Too Big too Fail” n’existe plus. Même les plus grosses entreprises, les “géants” de l’industrie, peuvent faire faillite du jour au lendemain. Ne pas s’y préparer, c’est se fragiliser.

Le Génération Flux, c’est l’acquisition de compétences, que l’on amasse dans un sac à dos, comme une boîte à outils, grandissante, de boulot en boulot, et qui n’est jamais cautionnée par un diplôme. C’est un CV disparate, mais qui signifie des compétences transversales, et une grande capacité d’adaptation et d’apprentissage.

Certains aiment qu’un boss leur propose un “plan de carrière”, dans l’entreprise ou dans l’administration, la Génération Flux préfère voir venir, pouvoir sauter sur n’importe quelle opportunité, changer régulièrement, non pas seulement d’employeur, mais de secteur ou de type d’activité.

Lorsque j’avais écrit l’article sur mon passage du statut d’employé à celui d’indépendant, j’avais cité plusieurs auteurs, et j’avais en fait oublié ces deux articles de Fast Company, dans mes sources d’inspiration :

Je crois que ces deux articles m’ont autant influencé que Ferriss ou Vaynerchuck. Surtout parce qu’ils m’ont totalement déculpabilisé d’avoir un CV aussi disparate que chercheur à l’Université, puis consultant en politique dans le privé, puis professeur dans les écoles, puis coach sportif indépendant et Community manager, et maintenant… je ne sais plus vraiment ce que je suis, mais je prends du plaisir à faire ce que je fais… Ca doit être précisément ce qu’est la Génération Flux. Et j’ai plutôt l’impression de faire quelque chose d’utile et qui a du sens. J’ai donc au moins l’impression que ce n’est pas un “job à la con”, lorsque je peux apporter quelque chose à quelqu’un qui veut reprendre en main sa santé, son corps ou ses capacités physiques, que ce soit par le coaching ou des publications.

De manière intéressante, une étude récente vient de montrer que la liberté au travail joue davantage sur le bonheur que la rémunération. La “Génération Flux” prend de l’ampleur, comme voie de sortie des “jobs à la con”, comme manière de re-devenir acteur de son parcours professionnel, dans un monde tellement changeant que nul ne peut prévoir une carrière sur 10, 20 ou 30 ans…

La première question, maintenant, est de savoir comment maintenir de la solidarité entre ces travailleurs libérés des institutions étatiques et capitalistes ?

Et la deuxième question est de savoir comment assurer une égalité d’accès à des jobs valorisants, que l’on “choisit” ? Les “jobs à la con” ne sont pas spécialement les jobs les plus dévalorisés, au contraire : de nombreux métiers manuels, par exemple, sont plus utiles à la société que des postes valorisés dans l’administration ou parmi les cadres d’entreprises, comme le montre Graeber. Mais plus on monte dans l’échelle sociale, plus on trouve des gens qui ont choisi de faire ce qu’ils font, et qui y trouvent probablement une satisfaction intrinsèque. Et plus on descend dans l’échelle sociale, plus on se rapproche des populations potentiellement touchées par le chômage, et plus on trouve des gens qui n’ont pas “choisi” leur travail, ou, comme disait Marx, qui travaillent pour vivre. Parlant d’un tel ouvrier, Marx (1849) précisait : “Pour lui-même, le travail n’est pas une partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de sa vie.” La question est donc “comment faire pour que l’activité professionnelle de ces populations soit le fruit de leur choix et non leur sacrifice ?” Peut-être précisément en les incitant à développer leur propre activité ?

(Une réflexion que je creuserai plus tard : dans des régions industrielles, les instances étatiques devraient-elles inciter – forcer ? – les chercheurs d’emplois à travailler pour les grosses entreprises locales, ou davantage les inciter – aider ? – à développer localement leurs propres activités, commerciales, culturelles, entrepreneuriales, artistiques, artisanales, etc. ? Quelle probabilité est la plus grande : Que la grosse entreprise ferme, mettant 1000 personnes à la rue ? Ou que 1000 activités différentes se cassent la gueule ?)

Cet article est le premier d’une série abordant la question du travail, du salariat, de l’entrepreneuriat, en rapport avec les notions d’Empowerment, d’émancipation et de critique du système capitaliste étatique actuel.

  • Colliot-Thélène, C. 1992. Le désenchantement de l’Etat. De Hegel à Max Weber. Paris : Editions de Minuit.
  • Graeber, D. 2004. Fragments of an Anarchist Anthropology,  Cambridge : Prickly Paradigm Press.
  • Hibou, B. 2012. La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. Paris : La Découverte.
  • Lhérété, H. 2008. « Changer de vie, le syndrome de la chambre d’hôte », Sciences humaines, n°193.
  • Marx, K. 1849. Travail salarié et capital, trad. française, 1891
  • Weber, M. 1971. Economie et société. Paris : Plon.

2 Replies to “Le phénomène des “jobs à la con” et les voies de sortie…”

  1. Excellent ! J’attends la suite. Ma polyvalence et mon adaptation dans mon travail a trouvé un sens avec cet article!

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*