Les “Devoirs” de Cicéron (8): Nature humaine, survivalisme et entrepreneuriat

Dernier volet de ma série sur “Les Devoirs” de Cicéron. Et je conclurai sur un élément que j’apprécie particulièrement chez lui – et chez la plupart des auteurs antiques – qui est le fait que la Nature est très présente dans son approche de l’Homme.

Il n’y a pas d’humanisme, à mon sens, qui ne replace l’Humain dans la nature.

Mon point de départ est cette phrase de Cicéron :

[#110] (…) rien n’est convenable (…) en contradiction et opposition avec la nature

D’autres traductions proposent cette phrase : “Ce qui se fait en dépit de la nature ne sied jamais bien“.

J’aime tellement bien cette idée que j’en ai fait le point de départ d’une de mes conférences sur l’alimentation ! La meilleure voie vers la bonne santé, c’est d’éviter tout ce qui n’est pas naturel. Et ça rejoint cette phrase d’un autre auteur antique, Quintus Ennius (239 – 169 av. JC) : “Le bien est principalement l’absence de mal“.

De fait, les études sur la santé montrent que rien n’a plus d’impact positif sur la santé publique que de réduire ce qui est néfaste. Ainsi, par exemple, aucun traitement médical n’aura eu un meilleur impact sur la santé d’une population donnée que la réduction de la consommation de tabac au sein de cette population.

De manière intéressante, les commentateurs les plus illustres de Cicéron ont inversé le sens de sa phrase. Ainsi, Michel de Montaigne (1533 – 1592) écrit, dans ses Essais : “Ce qui nous sied le mieux, c’est ce qui nous est le plus naturel“. Et même chose pour Blaise Pascal (1623 – 1662), dans ses “Pensées” : “Ce qui nous sied le mieux est ce qui nous est le plus propre“. Autrement dit, de “ce qui est non-naturel est mauvais”, on est passé à “ce qui est naturel est bon”… Ce n’est pas tout à fait la même chose, et ça ouvre la porte à une recherche effrénée de ce qui est le plus naturel. Pensez à ces gens qui cherchent à l’infini LE produit naturel, miracle, qui va leur permettre d’être en “super santé”. C’est tout ce qu’on appelle les “super-aliments”, tous plus exotiques les uns que les autres, et dont les bienfaits sont tous moins prouvés les uns que les autres.

Eliminez d’abord ce qui n’est pas naturel. Cette phrase de Cicéron pourrait être le premier chapitre de n’importe quel livre sur l’alimentation. 

Le bien est principalement l’absence de mal… Pensez aussi plus généralement à cette idée : est-ce que le chemin le plus rapide vers le bonheur n’est pas de supprimer de notre vie tout ce qui nous rend malheureux (les activités, les personnes, les pensées…), plutôt que de chercher frénétiquement LA chose qui nous rendra heureux ? 😉

Mais Cicéron ne parle pas que de la “nature” au sens de l’environnement naturel, il parle de ce qui fait partie de notre nature, de ce qui nous est naturel, à nous, êtres humains. Au tout début des “Devoirs”, le chapitre sur “La nature de l’homme”, commence comme ceci :

[#11] Tout d’abord, chaque espèce d’êtres vivants a reçu de la nature de veiller sur elle-même, sur sa vie, sur son corps, d’éviter ce qui paraît nuisible, de rechercher et de se procurer tout ce qui est nécessaire à la vie, comme la nourriture, le gîte et autres choses du même genre.

Le fondement de notre nature, c’est donc en quelque sorte notre instinct de survie. Et cela comprend deux idées :

  1. Notre instinct de survie doit nous amener à éviter ce qui paraît nuisible. Si vous vous rappelez le premier volet de cette série, la première des vertus, chez Cicéron, est la “sagesse pratique“, la “Phronèsis“, qu’on pourrait traduire par la “prudence dans la prise de décision”. Notre sagesse doit donc avant tout nous aider à prendre les bonnes décisions.
  2. Tout être humain doit être capable de se nourrir et de se loger. J’ai déjà beaucoup écrit là-dessus. C’est à mon sens quelque chose que nous avons perdu : nous ne sommes plus capables de nous nourrir, par exemple. Nous sommes devenus complètement dépendants de l’industrie agro-alimentaire. Tous les mouvements en transition oeuvrent précisément pour cette ré-acquisition de notre capacité à nous nourrir, grâce à la permaculture, aux potagers collectifs, aux circuits-courts. Il en est de même pour les mouvements survivalistes. C’est pourquoi je pense que ces mouvements relèvent clairement de l’empowerment.

Par ailleurs, je ne creuserai pas davantage cette idée, qui mérite un article en soi, mais l’auto-défense fait certainement partie de notre capacité à veiller sur notre vie et sur notre corps. Je suis convaincu qu’on ne peut pas concevoir l’autosuffisance alimentaire ou l’auto-construction, sans l’auto-défense. J’y consacrerai prochainement un article.

Autosuffisance, auto-défense… et pourquoi pas auto-entrepreneuriat ?

Cicéron explique :

[#12] Cette même nature, par la vertu de la raison, (…) pousse (…) à l’effort de se procurer de quoi subvenir à son entretien et à sa subsistance, non pas seulement pour lui, mais pour son épouse, ses enfants et les autres êtres qui peuvent lui être chers et qu’il doit protéger : or, ce souci stimule aussi les âmes et les rend plus grandes pour l’action.

C’est par notre nature que nous sommes poussés à nous procurer de quoi subvenir à notre subsistance et à celle de notre famille. Et ce souci, ce besoin de subsistance, est “ce qui rend les âmes plus grandes pour l’action”: SKIN IN THE GAME ! 

A nouveau, cet élément pourrait faire l’objet d’un article entier : je suis convaincu qu’on ne fait jamais de l’aussi bon travail que quand on n’a pas le choix, quand notre survie est en jeu. C’est tout l’intérêt de l’entrepreneuriat : quand on se lance dans une activité qui nous passionne, je crois que la voie la plus rapide vers la réussite est de baser sa subsistance sur cette activité. Ca oblige à proposer le meilleur service possible. Dans un domaine que je connais bien, les salles CrossFit qui fonctionnent le mieux sont celles dont les owners en ont fait leur activité principale. Est-ce que c’est parce que le salle était rentable qu’ils ont pu en faire leur activité principale ? Ou est-ce par qu’ils en ont fait leur activité principale qu’ils ont dû faire en sorte que la salle soit rentable ? Je penche pour la deuxième option. Il faut prendre le risque de se lancer sans filet au début…

Nos ancêtres avaient déjà bien compris cette idée, et c’est pour cela que les Romains, par exemple, exigeaient que les architectes d’un pont habitent un temps en-dessous de celui-ci, comme je l’ai expliqué ici. Une autre manière de formuler cette idée est celle-ci : Pilots should be on the plane.

Nassim Nicholas Taleb, l’auteur actuel de référence en matière de Skin in the Game, expliquait d’ailleurs dans un tweet qu’il se sentait idiot (“dumb”) lorsque sa peau n’était pas en jeu.

Et personnellement, j’aime bien transformer un peu le classique “fais comme si chaque jour était le dernier”, par “exécute chaque activité comme si ta vie en dépendait“. Ca oblige à se donner à 100% !

Et en tout logique, s’il faut être capable de subvenir à ses besoins, de se défende, de se loger, etc., on ne peut pas négliger son corps. Cicéron précise :

[#79] (…) cette beauté morale que nous cherchons dans une âme élevée et grande, est l’œuvre des forces de l’âme et non pas celles du corps. Cependant il faut entraîner le corps et le disposer à être capable d’obéir à la sagesse et à la raison, dans la poursuite des entreprises et l’endurance à la fatigue.

Il faut “entraîner le corps” pour qu’il soit capable d’obéir à notre sagesse et à notre raison. Chez Cicéron, pas de sagesse sans action, et pas d’action sans corps. La nature humaine que décrit Cicéron inclut donc la sagesse pratique, le corps, l’action et la recherche de justice. Moi, ça me plaît beaucoup, et ça me parle !

Et à vous ?

Retrouvez les 8 volets de cette série sur “Les Devoirs” de Cicéron ici :

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