Climat, démocratie et participation. Pour rebondir sur une chronique de Marius Gilbert

Si vous n’avez pas lu la chronique récente de Marius Gilbert, intitulée “Après l’orage : les trois piliers du changement“, et parue dans Le Soir, je vous conseille vivement d’y jeter un coup d’œil. L’épidémiologiste y défend un modèle triangulaire, associant experts, décideurs publics, et citoyens. Lors de la pandémie, ce modèle a, par moments, fait défaut. Les décideurs politiques étant tantôt tentés de ménager l’opinion publique, quitte à faire fi de l’avis des scientifiques ; tantôt contraints de prendre des mesures, validées par le corps scientifique, mais mal comprises par l’opinion publique.

Le parallèle que fait Marius Gilbert avec la question climatique a tout son sens : comment faire travailler ensemble experts, pouvoir politique et citoyens ? C’était d’ailleurs l’objectif premier des “Nuits climatiques” organisées place Schuman, fin 2022, et dans le cadre desquelles j’avais rencontré Marius Gilbert, qui en était un des organisateurs : faire débattre scientifiques, citoyens et représentants de la société civile, des grands enjeux liés au changement climatique.

Je rejoins évidemment tout à fait ce modèle triangulaire. Celles et ceux avec qui j’ai déjà travaillé sur des dispositifs participatifs, au niveau local, savent que je répète souvent que l’enjeu principal de la participation est de mettre autour de la table trois formes d’expertise : 1) l’expertise politico-institutionnelle, 2) l’expertise technique, 3) l’expertise d’usage, c’est-à-dire, pour cette dernière, l’expertise des citoyens et citoyennes, de celles et ceux qui possèdent une connaissance légitime parce qu’ils sont usagers d’un lieu, d’un service public, d’une institution.

La souveraineté du débat

Il est important de comprendre que ce n’est pas quelque chose de nouveau. Loin d’être une innovation en matière de démocratie, ce pari de l’intelligence collective est au fondement de la démocratie. Et l’exemple de la pandémie est intéressant. Certains, certaines, diront toujours que les décisions politiques sont aujourd’hui plus “techniques” que celles de nos ancêtres athéniens. Et il est évident qu’ils n’avaient pas à discuter des dangers de la 5G ou de la fiscalité en matière de panneaux photovoltaïques. Mais les pandémies, ils connaissaient !

En fait, la tristement célèbre peste d’Athènes (de – 430 à – 426 av. J.C) a été contemporaine de certains des plus grands moments de la démocratie athénienne. On est effectivement en pleine Guerre du Péloponnèse. Thucydide relate d’ailleurs dans son “Histoire de la Guerre du Péloponnèse” (Livre II) comment le grand stratège et orateur, Périclès — qui périra, peu après, de cette peste — se défend devant l’assemblée des citoyens qui lui reprochent les malheurs de la guerre additionnés à ceux de la pandémie. Périclès les exhorte à réfléchir à l’intérêt public, et leur rappelle que les décisions ont été prises collectivement, c’est-à-dire avec eux. C’est la même année que Périclès prononcera sa fameuse oraison funèbre, en l’honneur des soldats athéniens morts au combat. Il y décrira ce qui distingue la démocratie athénienne des autres régimes politiques, d’une manière si illustre qu’elle reste une référence aujourd’hui : le pari de l’intelligence collective, la félicité du peuple, l’importance du débat avant l’action, etc.

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Souvent la foule trahit le peuple — Victor Hugo

« Souvent la foule trahit le peuple » — Peut-être connaissez-vous cette citation de Victor Hugo, très souvent répétée… bien que je n’en ai jamais trouvé la source exacte. 

Cette distinction entre la foule et le peuple est fondamentale pour comprendre la démocratie. On traduit souvent demo-cratie, comme « le pouvoir-au-peuple ». Pourtant, le terme « demos » [δῆμος] , utilisé par exemple par Aristote dans La Constitution d’Athènes, est à comprendre dans un sens plus restreint : celui de « peuple agissant en assemblée ». Lorsqu’Aristote voulait désigner le peuple en tant que masse, que multitude, que « grand nombre », c’est le mot « plêthos » [πλῆθος] qu’il utilisait (et on a gardé en français la forme « pléthore »). 

> > > La démocratie n’est donc pas la souveraineté du grand nombre, mais la souveraineté DU DÉBAT (Parmentier-Morin, 2004). C’est très important. 

Victor Hugo. Photoglyptie d’Etienne Carjat (1828-1906), 1873-1874. Paris, Maison de Victor Hugo. Hauteville House.

Et Victor Hugo a écrit un des plus beaux textes sur cette distinction entre le peuple et la foule. Le texte est intitulé « Les 7.500.000 OUI » et est publié en mai 1870. C’est ce texte qui ouvre « L’année terrible » publié en 1872.  

Tout le texte est construit sur cette opposition peuple / foule, Hugo décrit l’un, puis l’autre, puis revient sur le premier, et ainsi de suite. 

Ainsi, il écrit : 

« Ah ! le peuple est en haut, mais la foule est en bas. 

La foule, c’est l’ébauche à côté du décombre;  

C’est le chiffre, ce grain de poussière du nombre; 

C’est le vague profil des ombres dans la nuit;

La foule passe, crie, appelle, pleure, fuit; 

Versons sur ses douleurs la pitié fraternelle. »

Puis Hugo cite toutes des grandes figures de combats pour l’indépendance ou la souveraineté, des figures antiques, comme Léonidas et Gracchus, et plus modernes comme Botzanis en Grèce, Winkelried en Suisse, Garibaldi en Italie, etc., et termine cette liste par : 

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Les humanités classiques et la démocratie participative. Un enjeu éducatif.

En quoi les auteurs “classiques”, qu’on n’apprend plus que dans les cours de Latin et de Grec, sont-ils aussi importants pour construire une société plus démocratique demain ? 

La grande innovation des Grecs et des Romains, dans l’Antiquité, est d’avoir conçu un système dans lequel tout citoyen peut participer au pouvoir. Telle est le promesse de la démocratie : le simple fait de faire partie du “dêmos” (le peuple réuni en assemblée) permet de participer au “kratos” (le pouvoir). 

Or, aujourd’hui, combien de fois les citoyens et citoyennes qui désirent prendre part à une décision politique ne se voient-ils pas répondre que le dossier est trop “complexe”, et qu’il faut laisser la gestion de la Chose publique aux “professionnels” de la politique ? 

C’était pourtant là, traditionnellement, le rôle des “humanités” : nous préparer à être des citoyens dans la Cité. Et mettons bien l’accent là-dessus : pour ceux qui ont inventé la démocratie, l’être humain est, “par nature”, un “animal politique”. Et ils voulaient dire par là que nous ne pouvons pas faire autrement que vivre au milieu d’autres êtres humains. Il faut donc être capable d’interagir avec eux, et de décider tous ensemble. Ca doit donc s’apprendre dès le plus jeune âge.

En ce sens, la citoyenneté n’est pas perçue comme quelque chose qu’on apprend “en plus” (1 heure par semaine dans un cours de citoyenneté ou de morale), pour pouvoir, une fois adulte, voter tous les 4 ou 5 ans, ou participer à une réunion ou l’autre, à l’occasion, après ses heures de travail. Être un adulte, libre, de plein de droit, dans une société, c’est pouvoir à tout moment participer aux décisions qui nous concernent. 

Ce qu’on appelle “les humanités”, dans l’enseignement, visent précisément à cela. 

Je vais faire un bref historique, pour qu’on comprenne bien, mais il y aura beaucoup de raccourcis. Pour celles et ceux que ça intéresse, je renverrai vers des ouvrages en fin de texte.

Les “humanités” remontent aux “arts libéraux” antiques, ce modèle de formation fixé par Isocrate au IVè siècle av. J-C. Trois disciplines en constituaient la base : la grammaire, la dialectique et la rhétorique. L’enfant grec apprend par coeur les poèmes homériques, et se forme, par la rhétorique, à l’éloquence de la tribune (Compère & Chervel, 1997 : 5).

Les Romains héritent de ce modèle. A partir du grec “Paideia” [παιδεία] (“éducation”, et plus généralement le fait d’élever un enfant), Cicéron (106-63 av. J.-C) propose “humanitas” : l’éducation est conçue comme la préparation de l’individu à son rôle d’homme dans toute la plénitude de son sens. (Ibid.), dont, de manière centrale, son rôle de citoyen.

Dans les mots de Quintilien, pédagogue latin du 1er siècle après J.-C. :

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Coronavirus : Est-ce qu’on peut espérer que les choses changent après cette crise ?

Une des questions du moment est certainement : est-ce qu’on peut *espérer* que les choses changent après cette crise ? Ou faut-il plutôt être *fataliste* et se dire que finalement, tout le monde reprendra sa vie “normale” , parce que les contraintes sont trop grandes.

J’avais envie de partager quelques réflexions, simples et pragmatiques  :

Premièrement, pour faire changer les choses, il ne faut pas nécessairement être un militant ou une militante, qui se *sacrifie* pour une cause.

On imagine souvent celles et ceux qui font changer les choses comme des guerriers prêts à tout quitter pour révolutionner la société ! C’est ce mythe de la clandestinité, de la révolution en Amérique latine, de la vie en ZAD, etc. Ca existe, et ça peut jouer un rôle dans les changements sociaux, mais ça ne concerne qu’une infime minorité.

(C’est un peu comme se dire que faire du CrossFit, c’est s’entraîner comme un athlète des CrossFit Games ! …. cette analogie parlera à tous les pratiquants et pratiquantes de CrossFit) 😉

Surtout, derrière cette image du militant, il y a l’idée que faire changer la société implique privation, abnégation, sacrifice. Bref, se priver des “bonnes choses”, “restreindre” son bonheur, pour le bien de la société. C’est quand même fortement là-dessus qu’est construit tout le militantisme pour le climat.

Alors que ce qu’on voit actuellement, c’est que la demande de changement porte plutôt sur des choses assez simples de la vie quotidienne… des choses qui nous rendent, sur le coup, plus heureux et plus heureuses.

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Et si on devait construire un mouvement politique…

Il y a quelques jours, j’ai partagé sur les réseaux sociaux ce qui, selon moi, devrait constituer la colonne vertébrale d’un nouveau mouvement politique. J’ai eu plein de retours positifs et c’est très cool ! ❤️

Heureux de voir qu’on est nombreux et nombreuses à vouloir créer quelque chose. 👊

Mais cela nécessite pas mal d’explications et de précisions. C’est vers cela qu’est en train d’évoluer le bouquin sur la question d’empowerment, sur lequel je bosse depuis des années, ce qui est logique puisque ça en est un peu le terreau… Mais en attendant, voici quelques précisions…

LA MOTIVATION ?

Pour l’expliquer, je pourrais reprendre les mots de KERY JAMES :

“À qui la faute ? J’n’essaye pas d’nier les problèmes
Je n’compte pas sur l’État, moi, j’compte sur nous-mêmes
À qui la faute ? Cette question appartient au passé
J’n’ai qu’une interrogation moi : ‘Qu’est-ce qu’on fait ?’”

> > > Qu’est-ce qu’on fait ? On essaie de construire quelque chose ⤵️

LA RÉCEPTION ?

A 40 ans, je ne ressens plus le besoin de me rattacher à des courants ou des idéologies. Et je vous invite à faire de même. Je pense qu’un projet politique doit émerger sur ces 7 éléments. Si quelqu’un qui se dit “de gauche” est d’accord avec moi, je ne vais pas me dire “Merde ! Quelqu’un de gauche est d’accord avec moi, il faut que je modifie mes propos !” Ca vaut aussi pour des gens “de droite”. Je propose ici ce en quoi je crois, je ne vais pas changer quoi que ce soit selon les étiquettes portées par celles et ceux qui seraient d’accord ou pas avec moi. Les arguments de chacun et chacune m’intéressent, pas les étiquettes qu’ils et elles se sont collées sur le front…

POURQUOI CES 7 ÉLÉMENTS-LÀ ?

Ils composent 2 “trios”, qui s’articulent autour de l’idée de démocratie, qui est par conséquent centrale.

Les 3 premiers éléments constituent une échelle, allant de l’humain à la famille puis au niveau local.

1) Tout projet politique doit mettre [L’HUMAIN] au centre.

Ou, dit autrement, l’humain comme mesure de toutes choses, pour paraphraser Protagoras. Je pourrais aussi citer Cicéron “aux yeux de l’homme, rien ne doit avoir plus de prix qu’un homme”. Volontairement, je n’ai pas utilisé le mot “Individu” qui est trop restrictif. Ce n’est pas un projet individualiste. Parler d’humain permet de considérer l’individu, d’une part sans sa dimension “sociale” (au sens d’Aristote : nous sommes des animaux sociaux ou politiques), et d’autre part dans son évolution (nous sommes le fruit de plusieurs millions d’années d’évolution). Ce dernier point a beaucoup d’importance en matière de santé et d’écologie par exemple… ou encore d’alimentation 😉 Mais aussi en matière de mobilité et d’urbanisme : celles et ceux qui pensent la ville devraient se rappeler que celles et ceux qui y vivent, y travaillent et y commercent sont des êtres en moyenne de 1,60m, 60 kg, et qui en règle générale ont 2 jambes, et se déplacent à 5km/h (et pas des êtres d’une tonne, avec un moteur et se déplaçant à 50 km/h).

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Les caractéristiques communes à toutes les démocraties, selon Aristote

Dans le livre VI, chap. 2, des “Politiques”*, Aristote (384 av. JC. – 322 av. JC.) décrit : 

  • I. Le principe de la démocratie, 
  • II. Les caractéristiques communes à toutes les démocraties…

I. “Le PRINCIPE de base de la constitution démocratique, c’est la liberté. (…) Et l’une des formes de la liberté, c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant.”

La liberté en démocratie est donc fondée, pour Aristote, sur ce qu’il appelle “l’égalité numérique” : “il faut que chaque citoyen ait une part égale” (comprenez : une part égale du pouvoir). 

II. Sur cette base, il décrit les CARACTÉRISTIQUES communes à toutes les démocraties :

1/ Choix de tous les magistrats parmi tous les citoyens.

2/ Gouvernement de chacun par tous et de tous par chacun à tour de rôle.

3/ Tirage au sort des magistratures, soit de toutes, soit de toutes celles qui ne demandent ni expérience ni savoir. Continue reading Les caractéristiques communes à toutes les démocraties, selon Aristote

Au coeur de la démocratie : le tirage au sort !

En pleine période électorale (en Belgique), il est intéressant de se rappeler que l’élection n’est, à la base, pas un procédé démocratique. Aristote, comme Montesquieu ou Rousseau, percevaient l’élection comme typique de l’oligarchie (Aristote) ou de l’aristocratie (Montesquieu).

Ces grands penseurs de la démocratie faisaient reposer celle-ci sur le principe du tirage au sort. De fait, cette manière de faire était au fondement de la démocratie, puisque c’était déjà utilisé sous Solon (640-558 av. JC.), à qui on attribue (à tort ou à raison) l’instauration de la démocratie athénienne.

Pourquoi le tirage au sort ?

1. Parce que la démocratie postule que tout le monde a la capacité de participer à la gestion de la Cité. La démocratie ne demande pas de compétences spéciales.

2. Parce qu’il faut une alternance entre les gouvernés et les gouvernants. L’élection pourrait induire le fait qu’on réélise toujours les mêmes (sans blague ??). Aristote l’expliquait très bien…

[Extrait  “Tous les citoyens doivent être électeurs et éligibles. Tous doivent commander à chacun, et chacun à tous, alternativement. Toutes les charges doivent y être données au sort, ou du moins toutes celles qui n’exigent ni expérience ni talent spécial. (…) Nul ne doit exercer deux fois la même charge, ou du moins fort rarement, et seulement pour les moins importantes, excepté toutefois les fonctions militaires. Les emplois doivent être de courte durée, sinon tous, du moins tous ceux qui peuvent être soumis à cette condition.”

Bref, le tirage au sort permet une alternance des dirigeants.

3. On ne peut pas prévoir à l’avance si quelqu’un va être un bon dirigeant ou pas. Donc, autant laisser le sort choisir. MAIS par contre, ce dirigeant tiré au sort sera jugé sur sa gestion, tout au long de son mandat.

Très clairement, si Aristote, Montesquieu et Rousseau observaient notre système actuel, ils ne le percevraient pas comme “démocratique” :

  • On est plus dans une “technocratie” (qui est une forme d’oligarchie) très peu participative, dans laquelle la population est désappropriée de son pouvoir de décision au profit d’une classe d’experts et de “professionnels de la politique”.
  • Il y a très peu d’alternance au pouvoir.
  • L’élection implique un choix “a priori” sur base d’un programme ou d’une bonne tête. Par contre, une fois élu, le mandataire jouit d’une immunité formelle et informelle, qui fait qu’il est très difficilement éjectable (sous prétexte précisément qu’il a été élu).

Aux prochaines élections communales, la liste Kayoux-OLLN utilise pleinement ce principe du tirage au sort. Je ne peux qu’espérer que d’autres partis (citoyens) s’en inspireront !

Sagesse pratique ET collective dans la morale précolombienne

A propos de l’article : “Life on the slippery Earth“, de Sebastian Purcell, assistant professeur de philosophie à SUNY-Cortland (New York)

J’ai souvent parlé d’éthique, de politique, d’organisation sociale, en Grèce antique, et à Rome, avec Platon, Aristote, Cicéron, etc. Mais il y a d’autres civilisations qui ont eu le temps, elles-aussi, de réfléchir à leur organisation, comme la civilisation aztèque par exemple.

C’est intéressant de voir à la fois ce qu’on retrouve de similaire entre la morale antique et la morale précolombienne, et ce qui les distingue. Dans les deux cas, on retrouve une idée de la “sagesse pratique”, de la prudence, comme la Phronèsis d’Aristote (dont j’ai parlé ici, à propos de Cicéron). Mais chez les Aztèques, cette sagesse est avant tout “collective” ou sociale. En fait, toute leur morale est collective et non pas individuelle (comme chez Platon ou Aristote).

Chez les Aztèques, la sagesse pratique se pratique en groupe. Et dans le processus décisionnel, on donne davantage de poids à ceux qui avaient le plus d’expérience pratique.

C’est que les Aztèques considéraient que la Terre [tlalticpac] était une genre de terrain glissant. Autrement dit, que l’on soit vertueux ou pas, on risquait toujours de glisser (comprenez de faire une erreur, de tomber dans le vice, etc.).

Pour néanmoins évoluer dans ce monde glissant, il fallait “enraciner” sa vie sur des valeurs comme la modération, la justice, la prudence et le courage. On est très proche des Stoïcens (Sénèque, Marc Aurèle, etc.). Et les actions vertueuses étaient celles “du juste milieu”. On retrouve d’ailleurs tout un apprentissage à la modération, en particulier pour ceux qui prétendaient à la noblesse : pratique du jeûne, habitude au froid, travail dur, etc…

Avec ces vertus morales, la sagesse est quelque chose qui s’apprend tout au long de la vie, et on apprend à compter sur les autres. Pour prendre une image, c’est comme si les autres étaient là pour vous aider à remonter lorsque vous étiez tombé dans la boue.

Prenez un exemple pratique : vous n’arrivez pas à vous empêcher d’acheter et de manger des sucreries. Si vous demandez à votre partenaire de faire les courses et de ne plus acheter aucune sucrerie, ça devient un processus collectif, et grâce à l’autre, vous n’avez plus aucune sucrerie à manger chez vous. Et on sait que dans ce genre d’exemple, la dimension collective fonctionne très bien (et en ça, du coup, les réseaux sociaux peuvent vraiment être une aide pour quelqu’un qui veut perdre du poids par exemple, mais là, je rajoute, les Aztèques n’en parlaient pas) 

Et c’est pour cela que les plus âgés avaient plus de poids dans les décisions : parce qu’ils avaient eu tout au long de leur vie, davantage d’occasions de glisser et d’être retenus par les autres. C’est un mélange d'”effet Lindy” et de #SkinInTheGame de Nassim Nicholas Taleb. Seuls le temps et les essais et erreurs nous apprennent ce qui est bon…

Tout cela a été retranscrit par un moine franciscain au 17ème siècle, Bernardino de Sahagùn, dans le Codex de Florence. Et c’est assez fascinant.

Lien vers l’article : https://aeon.co/essays/aztec-moral-philosophy-didnt-expect-anyone-to-be-a-saint

Aristote sur le cumul des mandats à Carthage

En Belgique, une part de plus en plus grande de la population souhaite que les élus cumulent moins de mandats et de fonctions politiques dérivées. Un groupe comme Cumuleo fait un travail admirable à ce niveau-là… Mais les élus s’accrochent à leurs fonctions. Le problème n’est pas nouveau, c’est juste que ces élus n’ont pas compris ce qu’était la démocratie.

Piqûre de rappel avec Aristote, à propos de la Constitution de Carthage :

“On peut blâmer encore le cumul des emplois, qui passe à Carthage pour un grand honneur. Un homme ne peut bien accomplir qu’une seule chose à la fois. C’est le devoir du législateur d’établir cette division des emplois (…). Quand l’Etat n’est pas trop restreint, il est plus conforme au principe républicain et démocratique d’ouvrir au plus grand nombre possible de citoyens l’accès des magistratures; car l’on obtient alors, ainsi que nous l’avons dit, ce double avantage que les affaires administrées plus en commun* se font mieux et plus vite.”

Aristote prend un exemple intéressant : sur un champ de bataille, on ne cumule pas :

“On peut voir la vérité de ceci dans les opérations de la guerre et dans celles de la marine, où chaque homme a, pour ainsi dire, un emploi spécial d’obéissance ou de commandement.”

… de fait, si on cumulait à l’armée, comme on cumule en politique, une même personne serait en même temps Commandant dans l’armée de terre, Caporal dans l’armée de l’air, Sergent-chef dans la marine, et serait 3 jours par semaine déployée à Kaboul et le reste de la semaine de garde à la caserne à Marche-en-Famenne (pour visualiser un peu) 

Aristote poursuit en expliquant qu’à Carthage, comme ils cumulent, il s’agit davantage d’une oligarchie (que d’une démocratie). Et pour maintenir cette oligarchie, Carthage doit “enrichir continuellement une partie du peuple”, qu’elle envoie dans les villes colonisées (comprenez : à qui elle donne des privilèges).

Ce système est fragile, pour Aristote, qui pose la question de savoir ce qu’il se passerait si le peuple venait à se soulever contre ce gouvernement oligarchique.

Source : Aristote, La Politique, Livre II, chap. VIII, §8 [1273b].

* La prise de décision en commun est importante pour Aristote. Dans le Livre III, il dit également que “les individus isolés jugeront moins bien que les savants, j’en conviens, mais tous réunis, ou ils vaudront mieux, ou ils ne vaudront pas moins”. J’en avais parlé ici : https://goo.gl/o9dvGh

Comment définir la “participation citoyenne” ?

La semaine passée, les ateliers urbains se terminaient, à Genappe, autour de la Revitalisation de l’îlot Mintens. Ce processus participatif, lancé par la Ville de Genappe, et dont j’étais en charge, a permis à une vingtaine de riverains, commerçants, échevins et membres de l’administration de co-construire le quartier qu’ils voudraient voir au centre de Genappe.

La conception de la démocratie (participative) qui était derrière se résume pleinement, en une phrase… d’Aristote, écrite au 4ème siècle avec J.C., dans son célèbre “Politique”, l’une des références sur la démocratie athénienne.

[La phrase]* : “Les individus isolés jugeront moins bien que les savants, j’en conviens ; mais tous réunis, ou ils vaudront mieux, ou ils ne vaudront pas moins. Pour une foule de choses, l’artiste n’est ni le seul ni le meilleur juge, dans tous les cas où l’on peut bien connaître son oeuvre, sans posséder son art. Une maison, par exemple, peut être appréciée par celui qui l’a bâtie ; mais elle le sera bien mieux encore par celui qui l’habite ; et celui-là, c’est le chef de famille. Ainsi encore le timonier du vaisseau se connaîtra mieux en gouvernails que le charpentier ; et c’est le convive et non pas le cuisinier qui juge le festin.”

Il y a 2 idées centrales dans cette phrase :

#1. Un savant sait mieux qu’un profane. Mais collectivement, les profanes n’ont pas un avis moins bon qu’un savant (ou un expert). C’est exactement le principe de l’intelligence collective.

#2. C’est celles et ceux qui sont directement concernés qui doivent juger. Tout comme pour Aristote, la maison doit être jugée par celui qui y habitera et non par celui qui l’a bâtie, un quartier (ici un îlot) doit être jugé par celles et ceux qui y habitent, et pas par ceux qui le rebâtiront (les promoteurs immobiliers, les experts, etc.).

Cette phrase d’Aristote résume, à mon sens, deux des caractéristiques principales de ce qu’on appelle la “participation citoyenne” :

  1. l’intelligence collective
  2. que ceux qui sont concernés décident. #SkinInTheGame

… C’est cette phrase qui guide mon travail, avec ma société INNOVONS, en matière de participation citoyenne et de démocratie participative.

(il y a plein de choses qui découlent de la mise en commun de ces deux points, mais ça fera l’objet d’un article plus large) 

Si ça vous intéresse pour un projet, n’hésitez pas à me contacter : ensemble@innovons.eu 

*”Politique”, Livre III, chap. VI, 9, [1282a]