
Ca fera bientôt deux ans que j’ai publié “Empowerment, ou la société de l’anti-délégation“, en guise d’introduction aux réflexions que je mène sur les processus de reprise en main de notre capacité à agir et à décider par nous-mêmes. Mais je n’avais pas encore fait ce travail définitionnel sur les concepts d’empowerment et de délégation.
Pour celles et ceux qui suivent la rédaction progressive du bouquin que j’espère publier sur la question, le texte qui suit est une nouvelle formulation du 1er chapitre…
Chapitre 1 : “Empowerment, délégation… définitions”
Dès le début du raisonnement, il est nécessaire de définir les termes utilisés. D’autant plus que le terme “empowerment” fait l’objet d’une littérature abondante, dans des domaines aussi variés, voire antinomiques, que les luttes d’émancipation, ou la gestion d’entreprise.
Le but, ici, ne sera pas d’effectuer un long “passage en revue de la littérature”, mais plutôt de clarifier les notions d’empowerment et de délégation, non pas par plaisir de la définition, mais afin qu’ils puissent être utilisés pour approcher le réel.
Je définis la “délégation” comme le fait de laisser à des structures institutionnelles ou privées, ou à des individus mandatés par ces structures, le pouvoir, le rôle, la capacité, d’agir ou de décider à notre place. La délégation se comprend donc ici au sens très bourdieusien (1984 :52) du terme, c’est-à-dire l’acte par lequel “une personne donne pouvoir (…) à une autre personne, le transfert de pouvoir par lequel un mandant autorise un mandataire à signer à sa place, à agir à sa place, à parler à sa place, (à) agir pour lui”.
A l’inverse, je définis l’ “anti-délégation” comme le fait de reprendre en main ce pouvoir, ce rôle, cette capacité d’action et de décision, au niveau individuel ET au niveau collectif. Ce processus de reprise en main est un processus d’”empowerment”.
Soyons tout de suite concret : si je ne laisse ni à l’industrie agro-alimentaire, ni à l’Etat, le rôle de me nourrir, cela signifie que je reprends en main mon alimentation. Cela peut amener à cesser d’acheter ce que l’industrie nous dit d’acheter dans les grandes surfaces, à faire son potager (seul chez soi, ou ensemble dans des potagers collectifs), à acheter des produits locaux, naturels, seuls ou sous forme des groupements d’achats collectifs qui apparaissent un peu partout, à se remettre à cuisiner au lieu d’acheter des plats préparés, etc. En un mot, être maître de ce que l’on mange, c’est ne plus “déléguer” cela à quelqu’un d’autre.
Si je décide d’isoler ma maison, c’est très bien pour la planète, mais ça me permet aussi d’être moins “dépendant” des hausses des prix du mazout ou de toute autre forme d’énergie. Si je produis moi-même mon énergie, je gagne encore en indépendance, puisque je ne “délègue” plus à une industrie pétrolière ou nucléaire, le rôle de me fournir de l’énergie pour chauffer ma maison. Si une collectivité locale décide de produire son énergie (par un système de coopérative, par exemple), c’est collectivement, au niveau local, que l’on gagne en indépendance.

Si je décide de développer ma propre activité professionnelle, je ne délègue plus à quelqu’un d’autre (un patron, l’Etat…), la capacité de décider ce que je fais de mes journées, ce que je gagne comme argent, ce que je vaux sur le marché du travail. Je reprends ma capacité d’action et de décision. Si un ensemble de travailleurs reprennent en leurs mains cette capacité d’action, ils s’émancipent par rapport au patronat et à l’Etat. De passif par rapport à mon parcours professionnel, je deviens alors actif. D’objets passifs sur le marché du travail, les travailleurs deviennent alors collectivement acteurs de la production et de l’échange des produits, des services, des idées, etc.
Si je décide de m’engager dans des projets citoyens pour faire changer les choses, c’est que je refuse de simplement “déléguer” cela à d’autres, via le vote par exemple. Je refuse de (juste) donner ma voix. Si des individus décident de se constituer en collectif pour défendre leurs droits, pour pouvoir décider – ou du moins prendre part au processus décisionnel – lorsque la décision les concerne, on est dans un processus d’empowerment, dont les Afro-américains représentent un des exemples les plus marquants de l’Histoire moderne.
1.1. Depuis une situation de “powerlessness“
Comme on le voit, l’opposition délégation/empowerment peut recouvrir tout un ensemble d’oppositions caractéristiques : dépendance/indépendance, passif/actif, non-pouvoir/pouvoir, etc.
Certains auteurs inscrivent d’ailleurs leur théorie de l’empowerment dans une transition du “powerlessness”, que l’on devrait traduire par “le fait de ne pas avoir de pouvoir”, vers l’empowerment, c’est-à-dire l’acquisition ou la ré-acquisition de ce pouvoir.
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