Je teste quelque chose de nouveau : une vidéo explicative d’une partie des réflexions que je mène sur la notion d’empowerment dans un contexte de crise de la délégation. Disons que cette partie s’y prêtait bien : elle vise à utiliser une métaphore pour présenter la situation actuelle et les différentes stratégies possibles. Et elle complète le chapitre sur les définitions que je viens de publier ici…
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Je crois que nous pourrions imaginer la société de la délégation comme un gros bateau : jusqu’il y a peu de temps, nous étions tous dedans, et nous avions en quelque sorte délégué la décision du cap au capitaine et à ses lieutenants. Pour le meilleur et pour le pire, tout le monde participait de près ou de loin à l’avancée de ce navire, par conviction ou par obligation. C’est le modèle culturel industriel que décrivaient très bien Bajoit et Franssen en 1995, et dont parlent pratiquement tous ceux qui parlent de “La Modernité”, de la société industrielle, etc. C’est l’Etat moderne, bureaucratique. C’est l’Etat de Durkheim ou Weber en sociologie, de Hegel en philosophie, etc. Et en économie, c’est le capitalisme d’Etat, c’est l’industrie, la grande distribution, etc. J’en parlerai dans les chapitres suivants.
Ce que j’appelle la crise de la société de la délégation, c’est ce bateau qui commence à prendre l’eau. Est-ce qu’il prend l’eau à cause de phénomènes extérieurs indépendants, comme une tempête, des courants marins, etc., ou est-ce par une mauvaise navigation de l’équipage ? Je ne sais pas, et c’est probablement un peu des deux. Peut-être dans une confiance trop grande de l’équipage dans des outils censés prévoir ces phénomènes extérieurs, ou dans le fait qu’ils n’aient pas voulu les voir. Peu importe en réalité. Le fait est que le bateau commence à couler, et qu’à l’intérieur, l’équipage doit faire face à des mutineries, ou du moins à une perte de confiance dans l’équipage. La crise de la délégation, c’est la volonté des personnes embarquées dans le navire de vouloir prendre un autre cap, mais l’équipage qui ne l’entend pas…

Alors, de là, il y a celles et ceux qui décident de prendre leur destinée en main, qui se construisent leur propre petit radeau et qui se lancent seuls en pleine mer. Certes, ils perdent la sécurité que leur procurait le fait de se laisser porter par un gros bateau – sécurité toute éphémère puisque le bateau commence dangereusement à couler, mais ils gagnent en liberté et en possibilité de gérer eux-mêmes la manière dont leur petit bateau va faire face aux flots. Au moins, ils décident du cap. Au moins, ils sont maîtres à bord. Ils sont seuls, ou “partagent” à plusieurs leur petite embarcation. Peut-être se sont-ils mis à plusieurs pour la construire, en mettant en commun leurs ressources, à partir de plans en “open source” ? Peut-être les pièces ont-elles été imprimées avec une imprimante 3D partagée ? Peut-être leurs petits bateaux sont-ils “connectés” entre eux ?
Surtout, peut-être que leur petite embarcation est capable de mieux faire face à la tempête, peut-être est-il plus maniable ? Peut-être a-t-il été conçu en pensant à la tempête ? Peut-être navigue-t-il mieux lorsqu’il y a du vent, lorsqu’il y a des vagues ? Peut-être est-ce un windsurf, un kitesurf, un bodyboard ou une planche de surf ? Peut-être que celles et ceux qui sont dessus ont trouvé un moyen de jouir du vent et des vagues plutôt que de les redouter ? Peut-être qu’ils regardent le gros navire couler et qu’ils se disent : “c’est pas facile sur mon petit bateau, je suis tout seul dessus ou nous sommes quelques-uns sur ce petit bateau que nous nous sommes construits, mais au moins, nous ne sommes pas en train de couler avec le gros navire”.
De l’autre côté, il y a celles et ceux qui se retrouvent en pleine mer, qui n’ont pas su se construire leur petit bateau, qui ne savent pas nager, ou qui savent nager, mais pas en pleine mer, dans le froid et la tempête. Ceux-là n’ont qu’un moyen de ne pas mourir, c’est de se raccrocher à n’importe quel objet flottant – probablement un vestige du navire – qui passe à leur portée. Et de s’y raccrocher, comme à une bouée de sauvetage. De s’y abandonner totalement, comme à une dernière possibilité de ne pas finir noyé. Est-ce qu’on peut les comprendre ? Fuck, yeah !! Personne n’a envie de mourir noyé !! Mais quelles sont ces dernières bouées de sauvetage, auxquelles on délègue le soin de nous maintenir hors de l’eau ? D’un côté, c’est à mon sens les mouvements nationalistes et les mouvements d’extrême-droite au sens large. Ce sont les gangs et milices qui commencent à se constituer un peu partout, comme les groupuscules anti-salafistes, anti-islamistes, antisémites, c’est le repli communautaire ou régional. C’est PEGIDA en Allemagne (“Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes”, c’est-à-dire en français : Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident), c’est Bloc Identitaire, Egalité et Réconciliation, Non au changement de peuple et de civilisation, Groupe Union Défense (GUD), Blood & Honour, Riposte laïque, la Ligue de Défense juive, Civitas en Belgique et en France, le NPD en Allemagne ; c’est Nissa Rebela, Jeune Bretagne ou Breiz Atao au niveau régional ; c’est la English Defence League et ses versions polonaises et norvégiennes (Polish Defence League et European Defence League). C’est quelque chose auquel se raccrocher parce que sinon, on n’existe plus. C’est la dernière possibilité pour exister en tant que… Français, ou Allemands, ou Polonais…
… Ou en tant que Musulman. Parce que cette bouée de sauvetage identitaire, c’est aussi l’Etat islamique, auquel les individus se remettent, et les groupes locaux se soumettent par “allégeance”. Lorsqu’on lit “Dabiq”, le magazine de l’Etat islamique, c’est exactement cela le message principal : « On ne vous laissera jamais être de ‘vrais’ Musulmans en Occident. Rejoignez-nous ! Et combattons l’Occident »… C’est donc très identitaire. Daech se présente, à des jeunes Musulmans, comme le seul moyen de survivre en tant que tels.

On ne peut pas prévoir s’ils y arriveront, mais Daech est en train de constituer un réel “Etat” fort, avec son gouvernement hyper-centralisé, son administration, sa justice, sa monnaie, etc. Et il n’est donc pas étonnant qu’on retrouve à la tête de Daech, des anciens officiers irakiens du parti Baas. En Syrie, avec d’un côté le régime d’El-Assad et de l’autre, Daech, c’est deux visions identiques qui se combattent, en désappropriant la peuple de sa souveraineté. Les printemps arabes étaient certainement plus proches des stratégies d’empowerment, mais la contre-révolution a refermé la porte entre-ouverte. Le site d’information politique Al-Tagreer titrait, en juillet 2015, “Les printemps arabes se nourrissaient de l’espoir d’un monde meilleur. Daech, lui, s’est construit autour du désespoir”.
Et tout comme l’Etat islamique s’est développé en Syrie et en Irak, là où il n’y a plus rien, là où il n’y a plus d’Etat, plus d’organisation sociale, plus de lois, plus d’espoir, les filières européennes radicalisent des jeunes qui ont le sentiment que pour eux, il n’y a plus rien; que pour eux, l’Etat ne peut plus rien; que pour eux, il n’y a plus d’espoir…
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